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permission d’achever notre visite aux tribunaux, par un coup d’œil sur les prisons, les bagnes, les lieux de détention. C’est là en effet une des faces les moins connues de la vie russe, ou ce qui est pis, c’est une des plus mal connues, et à ce triste sujet les derniers attentats politiques et la répression qui les a suivis donnent en ce moment une fâcheuse actualité.


I.

Aux yeux du vulgaire, la Russie est toujours le pays du knout. Le knout a été aboli depuis environ un demi-siècle; peu importe, les impressions sont persistantes; pour le peuple, pour bien des hommes instruits ou des écrivains de l’Occident, la Russie restera longtemps encore l’empire du knout. L’on s’est habitué à la regarder comme la patrie des châtimens et des supplices barbares. Comme il arrive souvent, il y avait dans cette opinion une part de vérité et une part non moindre d’erreur ou d’exagération. Comparée aux législations de l’Europe occidentale avant la révolution, la législation russe de la fin du XVIIIe siècle était peut-être l’une des moins rigoureuses, l’une des moins sanguinaires, des moins raffinées en fait de supplices. Le bûcher, la roue, la mutilation, étaient encore en usage dans nombre des états les plus anciennement civilisés qu’ils étaient supprimés chez la dernière venue des nations européennes. Et cependant l’opinion vulgaire n’avait pas entièrement tort; malgré tous les adoucissemens du dernier siècle, la législation russe sous Alexandre Ier, sous Nicolas même, méritait en partie son triste renom.

Dans aucun code moderne, les châtimens corporels n’ont aussi longtemps tenu une aussi grande place. Jusqu’au règne de l’empereur Alexandre II, c’était là le caractère distinctif de la pénalité russe. Les châtimens n’étaient pas toujours cruels; comme ailleurs, ils étaient de diverse sorte et plus ou moins bien gradués selon la gravité des cas, mais d’ordinaire, pour les simples délits comme pour les plus grands crimes, c’était sur le corps, sur les membres, sur la peau du délinquant que tombait le châtiment. Il n’y avait plus de knout, il y avait encore les baguettes, il y avait les verges. La culpabilité des condamnés s’évaluait ainsi en coups de verges. La Russie semblait vivre sous la férule d’un maître qui la corrigeait paternellement avec le fouet et le bâton; c’était chez elle une des formes du régime patriarcal. Selon l’éloquent tableau tracé par un avocat de Saint-Pétersbourg dans un des plus fameux procès des dernières années, la verge régnait en maîtresse[1]. « La

  1. Plaidoirie de M. Alexandrof dans le procès de Véra Zasoulitch en 1878.