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souci de l’opinion d’autrui peut à certaines heures être de bon conseil. Qui sait où en serait la Russie, qui sait où elle en resterait sans un pareil aiguillon?

Les avocats des vieilles coutumes ont du reste de quoi se consoler, les verges ont été supprimées théoriquement, légalement; dans la pratique elles n’ont pas encore entièrement disparu. Les châtimens corporels, knout, baguettes, verges, ont été rayés du code pénal, ils ne sont plus infligés par les tribunaux ordinaires; mais la verge, bannie du code et du droit écrit, a trouvé un dernier refuge dans les rustiques tribunaux de bailliage et dans le droit coutumier. Le paysan, le simple moujik, peut toujours être condamné au fouet par le jugement de ses pairs, de ses juges élus[1]. Comme nous l’avons déjà fait remarquer à propos de cette justice villageoise, c’est là une concession aux mœurs des paysans affranchis et aux idées populaires qui, dans les dernières couches de la nation, demeurent encore trop souvent favorables aux châtimens corporels. Le gouvernement en tolère l’usage dans ces obscurs tribunaux du moujik où la coutume règne en maîtresse et où la loi écrite a peu d’autorité. Le législateur s’est contenté de fixer le maximum des coups de verges à vingt, jadis on en donnait trois ou quatre fois davantage. En même temps la loi interdit d’appliquer cette peine à ceux des paysans qui en pourraient souffrir le plus dans leurs sentimens ou dans leur corps; elle en a exempté les vieillards au-dessus de soixante ans, les femmes de tout âge et tous les fonctionnaires ruraux, anciens de bailliage ou de commune (starchines et starostes), maîtres d’école, sacristains d’église, en sorte que dans les villages mêmes où elle reste tolérée, la verge ne peut plus atteindre que la minorité des habitans[2].

La peine des verges a été effacée du code pénal; mais, dira-t-on, a-t-elle pour cela, en dehors même des communes de paysans, entièrement disparu? En Russie, nous devons le constater, il y a plus d’intervalle qu’ailleurs entre la loi et les mœurs, entre ce qui est permis officiellement et ce qui est pratiqué journellement. Pour les châtimens corporels cependant il y a, croyons-nous, moins de contradictions,

  1. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1878, l’étude sur le Droit coutumier et tribunaux corporatifs en Russie.
  2. En fait, ces exemptions légales et ces restrictions imposées à la coutume ne sont pas toujours observées par les juges de village. Déjà cependant, comme nous l’avons indiqué dans l’étude mentionnée plus haut, beaucoup de paysans montrent pour l’ancienne discipline du servage une répulsion de bon augure. Dans nombre de communes rurales, on commence, dit-on, à préférer aux verges l’amende et surtout les arrêts. L’on peut ainsi espérer que, grâce aux leçons de la loi écrite et des tribunaux ordinaires, les mœurs rendront chez les paysans l’usage des punitions corporelles de moins en moins fréquent, si bien que la coutume les abolira peu à peu d’elle-même.