Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est par une feuille de la capitale qu’au fond de la province, dans le gouvernement de Penza, la jeune Vêra Zasoulitch apprit qu’un prévenu politique avait été fouetté de verges dans une prison de Saint-Pétersbourg; c’est dans cette lecture que la jeune enthousiaste a puisé l’indignation qui l’a conduite aux bords de la Neva et armée d’un revolver pour venger la dignité humaine dans la personne d’un de ses coreligionnaires politiques.

Et sur l’attentat de Vêra, quelle a été l’impression de la société, impression exprimée officiellement par le jury? Malgré la gravité du crime, malgré l’évidence de la culpabilité, le jury, aux applaudissemens de l’auditoire, a rendu un verdict d’acquittement en faveur de la fanatique ennemie des verges. Tout donc dans ce procès, jusqu’à la démission du général Trépof, regardé comme un des meilleurs fonctionnaires de l’empire, tout s’est réuni pour montrer que, si dans la Russie actuelle un haut fonctionnaire peut encore user arbitrairement des verges, cela, dans l’enceinte même des prisons, n’est plus assez accepté pour passer inaperçu. Aux yeux de tout observateur non prévenu, ce que l’inattention distraite du vulgaire a pris comme un signe de la fréquence des verges et du peu de concordance des lois et des mœurs bureaucratiques prouvait plutôt le contraire; c’était le cas ou jamais de dire que l’exception confirme la règle.

Les verges, quoi qu’on en pense en Occident, ne sont plus d’un emploi habituel et journalier. Le Russe a cessé d’offrir complaisamment son dos au fouet ou à la bastonnade. Cette remarque a été confirmée pour moi par une aventure personnelle que je me permettrai de raconter; c’était dans un de mes premiers voyages en Russie. Comme tout le monde, j’avais entendu répéter, j’avais lu chez les auteurs les plus sérieux, russes ou étrangers, que dans les états du tsar le grand argument était le bâton et que pour se faire respecter il fallait y recourir au besoin. J’avais été particulièrement frappé d’un passage où le consciencieux Nicolas Tourguénef affirme que, dans sa patrie, lorsque les chevaux de poste ne marchent pas assez vite au gré des voyageurs, ces derniers s’en prennent au dos du cocher[1]. « il n’y a que les paresseux qui ne nous rossent pas, » disait avec une cuisante naïveté un postillon à l’écrivain russe. Pour un voyageur, le renseignement m’avait paru bon à noter. Je m’étais gardé cependant d’en faire usage, lorsque traversant les steppes qui s’étendent du Don au Caucase, avant l’ouverture du chemin de fer actuel, un jour que j’étais las d’attendre en vain

  1. Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 88-89. Comparez Custine, la Russie en 1839.