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d’un crime par mille habitans. Dans la Sibérie prise en bloc, il se commet un vol à main armée sur 31,000 habitans et un homicide sur moins de 9,000, ce qui fait que dans l’Asie russe la sécurité des personnes est environ dix fois moindre que dans l’occident de l’Europe. Comme école de moralisation, le bannissement a donc mal réussi; a-t-il mieux servi la sécurité de la mère patrie, qui, grâce à ce système d’expulsion, cherche à rejeter sur ses dépendances asiatiques tous ses élémens vicieux ou dangereux?

La mince barrière de l’Oural est loin de retenir dans les steppes ou les montagnes de Sibérie les milliers de criminels et d’aventuriers que la mère patrie y transporte régulièrement. N’étant qu’une continuation de la Russie d’Europe, dont ne la sépare aucun obstacle naturel, l’Asie russe est pour les déportés une prison bien moins sûre que les îles ou les contrées transocéaniques qui nous servent de colonies pénitentiaires. Quelque effrayantes qu’elles semblent de loin, les distances qui séparent les provinces sibériennes du centre de l’empire n’arrêtent point les condamnés désireux de revoir la terre natale ou de recommencer une aventureuse existence. Le Russe, l’homme du peuple du moins, est un grand marcheur, et, s’il ne saurait lutter de vitesse avec les Anglais ou les Américains savamment entraînés pour une marche rapide, le pèlerin russe, à l’allure souvent lente et indolente, sait à petites journées franchir d’immenses espaces. Depuis la Jeune Sibérienne de Xavier de Maistre, on a vu bien des condamnés en rupture de ban traverser à pied toute l’étendue de l’empire et du fond de la Sibérie se rendre à Moscou ou à Saint-Pétersbourg en mendiant ou en volant. Toutes les entraves mises à la libre circulation par le régime compliqué des passeports n’arrêtent pas ces échappés de Sibérie. Dans leur lutte avec la police, ils ont d’ordinaire pour auxiliaire la commisération du peuple, qui, grâce au mélange des criminels et des prisonniers politiques, grâce à une oppression de plusieurs siècles, est encore enclin à voir dans les prisonniers de l’état des frères injustement persécutés. Il y a dans le nord-est de la Russie des villages où les paysans ont, dit-on, conservé l’habitude de laisser le soir à la porte ou à la fenêtre de leur izba un morceau de pain et une cruche d’eau pour les fugitifs qui peuvent passer dans la nuit.

La police arrête annuellement un grand nombre de ces déserteurs de la déportation. Plus de 10 pour 100 des gens expédiés chaque été de Moscou en Sibérie sont des évadés qu’on y réintègre. Beaucoup réussissent néanmoins à dérouter toutes les recherches et mènent une vie errante dans les contrées reculées de l’empire ou louent leurs bras au rabais dans les mines de l’Oural et de l’Altaï. La déportation tant employée comme un sûr remède contre