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j’en ai 800,000 et je m’en contente : voudrait-on comparer sa troupe à la mienne ? Commençons. » Et tout de suite il vous dressait le tableau synoptique : « Vous aviez quatre ténors, j’en ai neuf ; vos soprani combien étaient-ils ? Sept, moi j’en compte seize. Quatre étoiles se partagent l’admiration du public : la Patti, Gabrielle Krauss, Christine Nilsson, Mme Carvalho. Sur les quatre, deux m’appartiennent par de longs traités ; des deux autres, l’une s’est fait entendre pour la première fois en français dans la salle de l’Opéra, grâce à mon initiative, l’autre eût inauguré la nouvelle salle sans une maladie persistante. » Ce plaidoyer pro domo sua nous saisit à cette époque par sa verte allure et nous eûmes plaisir à reconnaître ce qu’il y avait de convaincant dans cette honnête et juste éloquence d’un homme fils de ses œuvres, que le travail et son seul mérite avaient élevé au poste qu’il occupait. On remarquera ce mot de directeur-artiste passé depuis dans la polémique courante et qui faisait alors ses premiers débuts dans le monde. Autrefois on se contentait de savoir son affaire et de bien gouverner son théâtre ; pour un directeur de l’Opéra, posséder des notions d’art était quelque chose de si simple qu’on ne s’en occupait même pas. Aujourd’hui l’espèce se fractionne en toute sorte de variétés intéressantes, et nous avons le directeur-artiste, le directeur bel esprit, le directeur gentilhomme, etc. N’importe, l’arme était forgée au moyen de laquelle on finirait par avoir raison de l’ennemi et par entrer dans la place ! « Tarte à la crème ! » s’écriait le marquis de la comédie. — « Directeur-artiste ! » répétaient sur tous les tons les malveillans et les gens à la suite.

Étant donnée la compétence, ou, si vous l’aimez mieux, l’incompétence des hommes qui dirigent aujourd’hui les beaux-arts, il n’en fallait pas davantage pour leur mettre l’esprit à l’envers. Le privilège en cours d’exploitation avait encore de longs mois à vivre que déjà la succession de M. Halanzier était ouverte, et je vous demande si les compétiteurs affluèrent ; directeurs-artistes et autres assiégeaient à la journée les bureaux du sous-secrétaire d’état, qui, désolé de ne pouvoir les nommer tous, du moins ne les congédiait jamais sans leur adresser quelqu’une de ces paroles réconfortantes et bien senties que M. de la Palisse et M. Prudhomme donnent pour régal à la compagnie : « L’art que nous voulons, c’est celui qui élève, non celui qui dégrade ; l’œuvre que nous aimons, c’est celle qui assainit, non celle qui corrompt[1]. » Pendant ce temps, les affaires de notre première scène lyrique s’en allaient à la débandade. Mécontent, écœuré, le directeur se désintéressait de plus en plus et laissait à la force des choses le soin de débrouiller une de ces

  1. Voir la circulaire de M. Edmond Turquet sur la régénération morale de l’art. Voir aussi le discours prononcé cette année à la distribution des prix du Conservatoire. Tout cela n’est pas neuf, mais c’est consolant, douce littérature d’amateur et bon vin de propriétaire dont on peut boire à discrétion sans se griser.