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Nourrit, des Duprez? « Que la pitié vous arrête!» Et cette Fenella, comme elle s’ignore elle-même, la pauvre enfant! comme elle vous a l’air de ne rien entendre de cette émotion continue qui s’exhale de l’orchestre et ne cesse de l’envelopper ! Hélas ! est-elle donc sourde aussi votre muette? Les coups frappés à tour de bras ressortent seuls ; tout le reste, motifs, coloration, pathétique, est non avenu, les abeilles se sont envolées et le chef-d’œuvre disparaît dans la bagarre.

Rendons pourtant cette justice à M. Vaucorbeil de reporter à son influence le peu de bien qui mérite d’être signalé, car si les mouvemens sont rétablis, si les chœurs marchent d’aplomb, si nous sentons partout la justesse dans l’attaque et le fini dans la nuance, c’est que l’œil du maître a passé sa revue. Je devine l’objection et vais au devant; on dira : « Ces qualités mêmes dont vous nous parlez impliquent une sorte de critique ; un pareil homme n’est pas un directeur de l’Opéra, c’est un chef du chant. » Et quand cela serait, où serait le mal? Chacun n’a-t-il point une spécialité quelconque en dehors des fonctions qu’il exerce? Diriger l’Opéra est un métier très complexe, une chimie où bien des élémens se combinent, et je ne comprendrais pas qu’un peu ou même que beaucoup de savoir musical y puisse être un si grand obstacle. On reprochait à M.. Halanzier de se mêler de tout, d’être à la fois sur son navire commandant et maître calfat; à M. Perrin d’être toujours en conférence particulière avec son costumier. Ces quolibets ont-ils empêché M. Perrin et M. Halanzier de mener à souhait les affaires de notre Académie nationale? Espérons qu’il en sera de même pour M. Vaucorbeil et que chez lui le musicien de talent et le directeur parviendront à vivre côte à côte sans se nuire. Force est pourtant de reconnaître que jamais encore les musiciens de profession n’ont fait grande figure à la direction de l’Opéra. Lulli, qu’on se plaît à citer, est une exception comme Molière, et ni l’un ni l’autre de ces deux fameux exemples ne prouve qu’on doive nécessairement avoir écrit Atys ou le Tartufe pour bien gouverner une troupe de chanteurs ou de comédiens. Laissons donc reposer la vieille histoire et contentons-nous d’interroger le passé contemporain. Habeneck compte pour un musicien des plus expérimentés, je suppose. Quelle fut sa valeur comme directeur de l’Opéra et quelle trace a-t-il laissée de son passage? On peut connaître à fond la question d’art sans être soi-même un artiste, et pour mettre à la scène des opéras ou des tragédies, nul besoin n’est d’en savoir composer. Sarette, qui fut un admirable organisateur du Conservatoire, n’écrivait ni des messes ni des symphonies, et, jusqu’à ce que le contraire me soit démontré, je persisterai dans cette conviction qu’un laïque aurait seul aujourd’hui qualité pour reconstituer notre grande École lyrique.

Il n’en sera pas moins curieux de voir M. Vaucorbeil à la besogne; ce spectacle d’un musicien dirigeant a de quoi piquer l’intérêt des