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dont le prince Louis-Napoléon devait devenir l’hôte le plus assidu, était un ancien chancelier d’Angleterre, Irlandais comme la comtesse, lord Lyndhurst, l’un des plus grands noms de la magistrature anglaise et un maître en fait d’éloquence. Parmi tous ces hommes distingués à des titres divers, on remarqua de bonne heure un jeune homme dont la beauté frappait le regard. Des cheveux d’un noir de jais, tombant en boucles épaisses, encadraient à ravir des traits fins et réguliers et faisaient ressortir la pâleur d’un teint qui avait la blancheur mate du marbre. Une mise d’une recherche excessive accusait des prétentions à la suprême élégance : c’étaient toujours des habits de la dernière mode, avec des revers de satin blanc, des gilets merveilleusement brodés, des flots de dentelles pour manchettes et pour jabot, et sur ces dentelles de grosses chaînes d’or d’un beau travail : c’était enfin une canne d’ivoire avec un chiffre gravé en or. Les hommes ne voulaient voir dans ce jeune homme que l’étoffe d’un fat. Plus indulgentes ou plus perspicaces, les femmes s’accordaient à dire qu’il deviendrait un homme remarquable et qu’il ferait son chemin. Et de fait, bien qu’habituellement réservé et silencieux, et comme uniquement préoccupé d’écouter, il se transformait tout à coup s’il venait à être provoqué, ou si le sujet de la conversation l’intéressait plus particulièrement; alors la flamme semblait jaillir de ses yeux noirs et brillans, un sourire sarcastique se dessinait sur ses lèvres frémissantes ; il prenait la parole avec un feu et une verve extraordinaires ; l’originalité quelquefois étrange de la pensée était relevée par le tour piquant de l’expression et par le charme d’une voix harmonieuse : personne ne se lassait plus ni de le regarder ni de l’entendre.

Ce jeune homme, qui alliait à des dons si rares des prétentions et des afféteries que la jeunesse pouvait seule faire excuser, était Benjamin Disraeli, en qui personne alors, excepté lui-même peut-être, ne soupçonnait un futur premier ministre d’Angleterre. C’était le fils d’un simple homme de lettres, et il semblait ne vouloir point d’autre carrière, car, placé chez un attorney en renom pour se préparer au barreau, il avait, au bout de quelques mois, complètement abandonné l’étude des lois. La fortune lui réservait une plus haute destinée.

Le nom seul de M. Disraeli indique suffisamment son extraction ; loin d’en rougir, il s’est toujours fait honneur d’appartenir à la plus ancienne nationalité qui soit sur terre. Il a mis une sorte de complaisance, on pourrait même dire d’ostentation, à faire ressortir, dans plusieurs de ses livres, le rôle considérable que les Juifs ont toujours joué dans les affaires de ce monde, en dépit du mépris injuste et des persécutions dont ils étaient l’objet : il les a