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Non-seulement les whigs étaient en possession du pouvoir, mais ils semblaient avoir toutes les chances de le conserver. Ils étaient portés par le courant populaire, ils s’étaient mis à la tête du mouvement qui entraînait toute l’Angleterre, et la réforme ne pouvait que consolider leur ascendant. M. Disraeli n’avait eu que peu de relations avec les whigs, et il ne devait se sentir aucune inclination pour eux. La direction du parti était concentrée entre trois ou quatre familles, étroitement unies entre elles par des alliances matrimoniales, et appartenant à la fraction la plus élevée, mais la plus dédaigneuse et la plus exclusive de l’aristocratie. Nul n’était compté ni même admis dans les conseils secrets des whigs, à moins d’être un Grey, un Russell, un Canning ou un Elliot. Ils avaient entrepris d’accomplir la réforme, mais ils entendaient la faire tourner exclusivement à leur profit. Pour eux, elle consistait à supprimer les bourgs-pourris où s’exerçait l’influence des tories, et à conserver autant que possible ceux dont les grands seigneurs whigs disposaient. On faisait bien la part du feu, mais surtout aux dépens de ses adversaires. On entendait s’en tenir là : on proclamait bien haut que le bill de réforme, tel qu’il était présenté, serait une mesure définitive et qu’il ne serait plus apporté aucun changement ni dans la législation électorale ni dans la composition du parlement. Quant à ceux à qui la réforme paraissait insuffisante ou qui auraient voulu lui faire produire d’autres conséquences qu’un déplacement de la prépondérance politique, on les qualifiait de radicaux, on les reléguait parmi les utopistes, et, en acceptant leur coopération et leur vote, on les excluait soigneusement du pouvoir.

Cependant telle est l’influence du succès et tel est l’attrait de la nouveauté que tous les aspirans à la vie politique, tous les jeunes gens se tournaient du côté des whigs; un homme de valeur pouvait-il s’exposer à demeurer perdu dans cette foule de recrues empressées? D’ailleurs les plus anciennes et les plus étroites relations de M. Disraeli étaient du côté des tories. En achetant Bradenham-House, son père avait pris rang parmi les propriétaires terriens du comté de Buckingham, comté essentiellement agricole, où presque toutes les grandes influences étaient conservatrices ; lui-même ne devait pas tarder à se lier d’amitié avec le fils aîné du duc de Buckingham, le marquis de Chandos, qui tenait à la chambre des communes un certain rang parmi les conservateurs. Une inclination naturelle devait donc faire pencher M. Disraeli de ce côté, mais on ne pouvait attendre qu’un homme de son intelligence et de son éducation, qui avait autant de lecture, qui avait vécu dans le milieu le plus éclairé et le plus propre à ouvrir l’esprit aux idées nouvelles, qui avait parcouru l’Europe, non pas en oisif et en homme de plaisir, mais en observateur pénétrant et studieux, devînt un