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tant d’esprit et de tant de souvenirs, ne l’année même où Mozart donnait à Vienne son Enlèvement au sérail, qui avait quinze ans lors de la première exécution de la Création d’Haydn et qui en comptait quatre-vingts à l’avènement du wagnérisme, traversa les générations les plus diverses, fut mêlé à tous les courans sans être atteint, toujours jeune, actif, toujours imperturbable dans son art à lui, comme dans sa manière. Chateaubriand bâillait sa vie. Auber dispersa la sienne, l’effeuilla comme un bouquet de roses, prenant le jour comme il vient, indifférent aux écoles, aux systèmes, semant à l’aventure le bon et le mauvais, faisant succéder le Maçon, une perle rare, à Léocadie, un chiffon, et de la sorte jusqu’à la fin, jusqu’à ce moment où, le succès s’étant éloigné, il le ressaisissait avec le Premier jour de bonheur, dernier sourire et dernier défi d’une muse aimable et galante que notre esthétique épouvante et qui s’en va retrouver au pays de Cythère les ombres de Watteau, de Crébillon fils et de l’abbé Prévost. On a d’Auber un portrait fort ressemblant qui nous le représente assis, pensif, un livre entr’ouvert dans la main. « Avouez que ma lecture vous intrigue un peu, nous disait-il un jour en nous voyant planté devant ce cadre. — En effet, je me demande ce qui peut bien vous intéresser de la sorte; rien d’un auteur vivant, j’imagine ? » Il sourit et nous montra sur sa table un petit volume corné, souligné, annoté et connue perdu parmi des feuillets de musique en train de sécher. Puissance des affinités intellectuelles et morales! c’était Manon Lescault !

Maintenant, pour qu’un esprit de cette famille ait si héroïquement élargi son style et se soit monté à cette conception de la Muette, force est d’admettre cependant qu’une influence étrangère quelconque l’a touché. Il y a des électricités atmosphériques auxquelles nul ne se dérobe, vous aurez beau fermer votre fenêtre aux bruits importuns de la rue, il faut que l’air se renouvelle, et c’est à l’un de ces momens que la contagion vous envahit et que, volens, nolens, vous poussez ce cri d’humanité, de liberté, qui gémit, éclate de toutes parts dans la Muette.

Oui certes, Scribe et Auber étaient des gens de peu de foi. Eh bien, après? Voyons-nous que la plupart des artistes de la renaissance, le Pérugin en tête, aient mené une vie de saints, et cela les a-t-il empêchés de peindre leurs tableaux d’où s’exhale une odeur suave de mysticisme absente chez Owerbeck, un saint homme de peintre devant le Seigneur, mais dont le tort fut de venir au monde dans un âge comme le nôtre ? Ce qu’individuellement, subjectivement un artiste croit ou ne croit pas, importe assez peu; l’atmosphère ambiante le gouverne à son insu. On peut vivre en dehors de l’église, en