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racontent même qu’elle choqua et scandalisa bien du monde; songez-y donc ce va-et-vient tumultueux, ce réalisme dans les costumes, dans le geste, et quels personnages, justes dieux, pour figurer sur un théâtre d’Académie royale : la canaille en bras de chemise, tout un peuple chassant ses maîtres pour venger l’honneur d’une petite marchande de poissons mise à mal par un prince aimable!

Assurément qu’il y avait là matière à récriminations, mais le spectacle était si nouveau, si moderne, les costumes et les ballets offraient un ensemble si pittoresque, de ce poème et de cette musique un tel Ilot de vie se dégageait, que bientôt les mécontens se ravisèrent. Tous d’ailleurs, auteurs, chanteurs et directeurs, se tenaient par la main, tous conspiraient pour le succès, succès immense dont le gouvernement de la restauration n’eut pas un instant l’idée de s’inquiéter. L’esprit du temps était là tout entier; nul d’abord ne l’y soupçonna, l’enchantement premier fut pour les yeux et les oreilles. Deux ans plus tard seulement la révolution de juillet mit à découvert le volcan caché sous des fleurs. On reproche souvent à la critique actuelle ses commentaires et ses exégèses, on nous accuse de prêter aux auteurs nos propres idées et de voir dans leurs ouvrages, après coup, mille choses sublimes dont eux-mêmes jamais ne se doutèrent. Je laisse à la sagesse des nations le soin de répondre à ce raisonnement : on ne prête qu’aux riches, dit un proverbe. Toute grande conception d’art porte en elle une sorte de vie latente que l’avenir aura pour mission de reconnaître et de fomenter. Les chefs-d’œuvre ne se font pas tout seuls; avant d’arriver à ce point de perfection où nous les admirons, il leur faut subir une phase de cristallisation; étudié à trente ou quarante ans de distance, tel opéra de Rossini, de Meyerbeer, d’Auber ou d’Hérold, tel drame de Victor Hugo, tel tableau d’Ingres ou d’Eugène Delacroix, n’est plus pour nous ce qu’il était pour la génération qui le vit naître; c’est que depuis la discussion s’en est mêlée, et que de ces critiques, de ces apologies, de ces analyses et de ces commentaires, l’œuvre qui restera s’est dégagée. Il y a chez l’artiste au moment qu’il crée une part énorme d’inconscience, rarement lui arrive-t-il de faire ce qu’il veut, quelquefois il fait moins, quelquefois aussi il fait plus, témoin Béranger et M. Labiche, dont le théâtre a pris tout de suite un autre aspect à la lecture, et qui, croyant n’être qu’un vaudevilliste, faisait œuvre d’académicien[1].

  1. « Vous prétendez que ce sont des chansons, je soutiens, moi, que ce sont des odes! Ier s’exclamait jadis un fanatique de Béranger : « Vous dites que ce sont là de simples farces du Palais-Royal écrites dans le style du genre, qui naturellement ne saurait être qu’un jargon et la négation de tout style; je soutiens, moi, que c’est du Molière et que l’auteur de ce théâtre-là doit être de l’Académie! » Pourquoi pas? L’Académie en a bien vu d’autres, l’auteur du Misanthrope n’en fut jamais, l’auteur du Misanthrope et l’Auvergnat en sera.

    Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre !