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chez leurs successeurs. Une grande composition d’un élève de Poelembourg, le Triomphe de Bacchus par Moyse Van Uytenbroeck[1], est assurément plus ridicule encore. On imaginerait difficilement la triviale gaîté de cette scène, les types vulgaires des comparses et l’étrange cortège que font à Bacchus ces courtauds grotesques et ces nymphes lourdement délurées. Et ce dieu lui-même, le dieu brillant de la passion et de la vie, comment le reconnaître sous les traits disgracieux de ce buveur abruti par l’épaisse ivresse de la bière? Pourquoi nous étonner d’ailleurs? Que pouvaient inspirer à des peintres hollandais ces fictions ailées, nées au pays du soleil? Par quel effort de pensée et de talent les auraient-ils transportées sous leur climat changeant, sur ce sol misérable où la nudité humaine paraît déplacée, presque indécente, où le corps ne se montre guère que déformé par les travaux ou les vêtemens auxquels il est astreint? Au lieu de s’épuiser dans une vaine recherche du style, l’art hollandais allait trouver sa voie en empruntant ses données à la vie nationale; miliciens en armes ou groupés autour d’une table, syndics des corporations, magistrats municipaux ou professeurs au milieu de leurs élèves, tels étaient, dans leur simplicité bourgeoise, les sujets qui s’offraient à cet art. Ceux-là mêmes qui avaient conquis l’indépendance du pays devaient fournir à ses peintres l’occasion de s’affranchir et montrer ce que valait, pour eux aussi, cette fière devise : Liberté et vérité, qui répondait aux plus chères aspirations de tout un peuple.

Le portrait était dès lors appelé à prendre une large place dans l’école et à maintenir celle-ci dans l’étude directe de la nature. Dès le début, les artistes hollandais y apportèrent cette conscience, cette fine et délicate observation qui se remarquent dans les œuvres correctes, mais un peu froides, de P. Morelse et dans celles de M. Mirevelt, son maître[2]. C’est un bien autre peintre que ce Jan Van Ravesteyn dont la vie tout entière s’écoula dans sa ville natale, à La Haye, où sont encore ses toiles les plus importantes : des Officiers descendant du Doelen, une Réception de la milice civique et

  1. Musée de Brunswick, n° 495 Dans ce tableau, la campagne au milieu de laquelle débouche le cortège est traitée non comme un fond, mais comme un paysage pur et qui nous semble de la main de P. Brill. C’est bien la touche de ce dernier, sa façon de rompre par quelques arbres grêles les masses puissantes de la végétation et d’opposer, à la manière des Carrache dont il s’est inspiré, des colorations brunes on rousses au ton verdâtre qui domine. Plus d’une fois d’ailleurs, et ce fait confirme notre appréciation, Uytenbroeck a eu recours à la collaboration d’un paysagiste, et Elsheimer a peint pour lui le fond d’une autre de ses compositions: Cléopâtre mordue par l’aspic.
  2. Le musée de Dresde possède un portrait de Morelse, et celui de Brunswick plusieurs œuvres de Mirevelt; mais c’est à Amsterdam et à La Haye qu’il convient surtout d’étudier ces deux peintres.