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éducation de peintre, et dans cette pâte plus substantielle qu’il manie avec une si étonnante dextérité, il sait désormais fixer et enfermer la lumière.

Une œuvre célèbre réunit à la fois cette première facture scrupuleuse, finie, et cette facture plus large, plus résumée vers laquelle Rembrandt inclinera progressivement. Elle marque une période de transition pour son talent, et en mettant sous nos yeux les deux époux, elle rend plus apparent encore le contraste de leurs deux natures. La scène est connue. Assis sur une chaise, encore en tenue de soudard, — large béret à plumes blanches, pourpoint rouge brique à bandes brodées d’or, baudrier d’or avec une longue rapière au côté, chemisette fine et manchettes, — Rembrandt élève en l’air un verre de forme allongée rempli d’un vin écumant. Son autre main serre la taille de Saskia, qu’il tient sur ses genoux. Celle-ci, parée de ses plus beaux atours, — corsage à crevés et à taille courte, jupe verte, coiffe brodée d’or, collier et grande chaîne d’or à médaillons, perles aux oreilles, — retourne à demi vers le spectateur son gracieux visage. Auprès d’eux est une table couverte d’un riche tapis sur laquelle reposent un autre verre, une assiette et une pièce de pâtisserie dressée avec un paon dont on voit la tête et la queue étalée. Rapprochée de la grosse tête de Rembrandt, la tête de Saskia paraît plus petite encore. Le maître rit aux éclats en montrant ses deux rangées de dents et secouant sa chevelure opulente dont les longues boucles retombent sur les épaules; on dirait un géant et une petite fée qui, sûre de son pouvoir, heureuse de l’amour qu’elle inspire, s’épanouit confiante et joyeuse. Malgré tout, cette grosse gaîté du maître est un peu factice. Il se force, il n’a jamais su rire, et dans cette bombance à huis clos, il n’a ni la belle humeur, ni l’abandon qu’un Hals y aurait mis. Ces goguettes de corps de garde ne sont point son fait, et on ne l’y reprendra plus. Aussi à cette sensualité qui s’étale, il mêle, comme par une protestation du peintre, des recherches exquises d’harmonies délicates, de tons indéfinissables, des reflets d’opale auxquels les rouges du pourpoint donnent tout leur prix. La facture cependant n’est point égale, et il semble que sur les finesses un peu timides d’un premier travail, qui subsiste encore par places, — à la poignée de l’épée et dans d’autres détails encore, — le pinceau soit revenu pour donner quelques accens plus libre, mais d’une crânerie qui reste néanmoins apprêtée et un peu gauche.

Ce n’est pas, au surplus, par le goût que brille le maître à ce moment, et parmi les étrangetés auxquelles il se livre, ses incursions sur le terrain mythologique peuvent sans scrupule être qualifiées d’égaremens. Dans ce genre, il y a au musée de Dresde un certain