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cette heure sans précédens dans la littérature historique qui se rapporte au premier empire. Que savons-nous en effet des hommes marquans de cette époque? En chacun d’eux nous ne voyons que l’acteur, mais l’homme même nous échappe, impuissans que nous sommes à le suivre au delà de son rôle officiel et extérieur. Peu soucieux pour la plupart des choses littéraires et souvent neufs aux arts sociaux, les compagnons d’armes de Napoléon et les auxiliaires de sa politique ont laissé échapper un des plus enviables privilèges de la célébrité, celui d’être leurs propres peintres et de conquérir ainsi pour leurs personnes autant de sympathie qu’ils avaient conquis d’admiration ou de respect pour leurs actions. Cette regrettable discrétion qu’ils ont gardée sur eux-mêmes a été imitée, semble-t-il, par ceux qui les entouraient; rares sont les révélations d’un caractère réellement autobiographique qui nous ont été faites par les témoins du temps, rares les traits anecdotiques intéressans pour l’étude morale de l’homme. Aussi, tandis que le moindre officier du règne de Louis XIV ou le plus chétif mondain du règne de Louis XV nous est connu par le menu dans toutes les amusantes particularités de sa nature, nous ne voyons jamais les hommes de l’empire autrement que dans le feu de l’action, en grand uniforme militaire, dans un appareil de pompe, et sous une lumière uniformément radieuse de gloire militaire. De là une impression de sécheresse et d’aridité chez celui qui étudie l’histoire de cette période ; il trouve, non sans raison, que les oasis rafraîchissantes y font quelque peu défaut. Voici cependant un de ces vaillans hommes de guerre, un des plus grands, le plus grand même, au dire des vrais juges en ces matières, qui se présente à nous dans toute la simplicité de la vie habituelle, se laisse aborder avec cordialité, et nous raconte avec uni bonhomie sans préméditation non comment il fut guerrier illustre, mais comment il fut époux, fils, frère et ami, non comment il sut vaincre, mais comment il sut aimer. Pascal se moque, dans une de ses pensées, de la ridicule erreur d’imagination qui nous fait nous figurer Aristote et Platon comme des pédans en robe longue et en bonnet pointu, tandis que c’étaient d’honnêtes gens conversant volontiers avec leurs amis. Le livre qui fait le sujet de ces pages nous rend le service de dissiper une erreur analogue et nous montre que les héros que nous nous figurons toujours en casque et en armure sont heureux de déposer cet attirail de guerre pour sentir de plus près les battemens des cœurs qu’ils aiment, et savent vivre avec les hommes sans les terrifier de leur majesté.

Nous nous permettrons cependant de contredire l’auteur sur quelques points. Mlle de Blocqueville a ouvert son livre par une esquisse plutôt morale que biographique, où elle a rassemblé tous les traits