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devenus redoutables; si nous l’avions encore, nous aurions déjà ville prise. » — Les conservateurs de leur côté regrettent que Lassalle soit mort dans la force de l’âge, avant d’avoir dit son dernier mot. Il était patriote et il n’était pas communiste. Il y aurait eu moyen de s’entendre avec lui, il aurait tenu tête à M. Marx et au communisme international; son autorité aidée de son éloquence aurait eu raison des fous et des énergumènes,

Il est certain que Lassalle n’était pas communiste. On ne peut nier non plus qu’il ne fût à sa manière homme de gouvernement ou qu’au moins il n’eût un penchant naturel de sympathie pour ceux qui savent gouverner. Dix-huit mois avant sa mort, il disait aux ouvriers : « J’ai toujours été républicain; mais promettez-moi, mes amis, que si jamais la lutte éclatait entre la royauté de droit divin et cette misérable bourgeoisie libérale, vous seriez pour le roi contre le bourgeois. » Qu’on relise la tragédie historique, Franz von Sickingen, qu’il publia en 1859. Il y déclare que l’épée est le dieu de ce monde, la parole faite chair, l’instrument de toutes les grandes délivrances, l’outil nécessaire à toutes les grandes entreprises. Les vers sont faibles, rocailleux; la pensée est nette et ne saurait déplaire à M. de Moltke et à l’empereur Guillaume, qui plus d’une fois l’ont exprimée en prose, ne se piquant ni l’un ni l’autre d’être poètes. Qu’on lise surtout dans la scène 3e du IIIe acte les hautaines protestations de Franz von Sickingen contre les prêtres et leurs basses ambitions, contre les petits princes et la médiocrité de leurs pensées : — « Comment faire entrer une âme de géant dans des corps de pygmées?.. Ce que nous voulons, ajoute-t-il, c’est une Allemagne unitaire et puissante, la rupture avec Rome, un grand empire gouverné par un empereur évangélique. » Quelqu’un s’est chargé d’exécuter ce programme. Mais il ne faut pas oublier que ce même Franz s’écrie : « Je suis, moi aussi, du bois dont on fabrique les empereurs.» Il ne faut pas oublier non plus qu’après s’être longuement entretenu avec cet ambitieux, Charles-Quint, qui s’était flatté de le gagner à ses desseins et qui a deviné son secret, se dit à lui-même : « L’homme est grand, mais ce n’est pas la grandeur que je cherche et que je peux employer. »

Der Mann ist gross, doch ist es nicht die Grösse
Welche ich suche und gebrauchen kann.


Voilà apparemment ce que s’est dit M. de Bismarck après avoir causé et fumé avec Ferdinand Lassalle. On a ouvert la fenêtre, la fumée est sortie, et il n’est rien resté que le souvenir d’une conversation agréable avec un homme d’esprit.

Il est à présumer que tout le monde se trompe. On peut croire que les conservateurs se font illusion quand ils s’imaginent que Lassalle aurait fini par s’entendre avec eux, et il est probable que les socialistes