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méritée. Il tergiversa dans quelques-unes de ses réponses; il atténua un peu l’intérêt qu’il inspirait; mais, même alors, Bonaparte ne gagnait rien à cet affaiblissement de l’enthousiasme, et l’esprit de parti, et peut-être aussi la raison, n’en blâmait pas moins hautement un éclat qu’on attribuait toujours à la haine personnelle.

Enfin, le 30 mai, l’acte d’accusation en forme parut dans le Moniteur. Ce document était accompagné de lettres de Moreau écrites en 1795, avant le 18 fructidor, qui prouvaient qu’à cette époque ce général, ayant été convaincu que Pichegru entretenait des correspondances secrètes avec les princes, l’avait dénoncé au directoire. Et quand, dans cette seconde conspiration, Moreau, pour se justifier, s’appuyait sur ce qu’il n’eût pas cru qu’il fût convenable de révéler au premier consul le secret d’un complot dans lequel il avait refusé d’entrer, on ne pouvait s’empêcher de demander pourquoi Moreau agissait cette fois d’une manière si différente de la première.

Le 6 juin, on publia les interrogatoires de tous les accusés. Il y en avait parmi eux qui déclaraient positivement qu’en Angleterre les princes ne doutaient point qu’ils ne dussent compter sur Moreau. Ils disaient que c’était sur cette espérance que Pichegru avait passé en France, et que les deux généraux avaient eu ensemble, conjointement avec Georges, quelques entrevues. Ils allaient même jusqu’à affirmer qu’à la suite de ces entretiens, Pichegru s’était montré fort mécontent, se plaignant que Moreau ne les secondait qu’à moitié, et qu’il semblait vouloir profiter pour son compte du coup qui frapperait Bonaparte. Un nommé Rolland alla même jusqu’à lui prêter ces paroles : « qu’il fallait, préalablement à tout, faire disparaître le premier consul. »

Moreau, interrogé à son tour, répondit « que Pichegru, lorsqu’il était en Angleterre, lui avait fait demander s’il le servirait dans le cas où il voudrait obtenir sa rentrée en France, et qu’il avait promis de l’aider au succès de ce projet. » On pouvait bien s’étonner que Pichegru, dénoncé quelques années auparavant par Moreau lui-même, s’adressât à lui pour demander sa radiation. Pichegru, interrogé, nia ces démarches, mais en même temps il nia aussi qu’il eût vu Moreau, quoique Moreau en convînt, et il ne voulut jamais appuyer sa venue en France que sur l’aversion que lui inspiraient les pays étrangers, et sur le désir qu’il éprouvait de rentrer dans sa patrie. Peu de temps après, il fut trouvé étranglé dans sa prison, sans qu’on ait jamais pu avérer les circonstances qui causèrent sa mort, ni comprendre les motifs qui auraient pu la rendre nécessaire[1]. Moreau convint donc d’avoir reçu chez lui Pichegru qui,

  1. Il semble que l’auteur, ici comme dans le chapitre précédent, n’est pas assez précis sur la cause de la mort du général Pichegru. C’était une opinion fort répandue alors de douter de son suicide, et l’empereur expiait la mort du duc d’Enghien. Depuis ce crime, on était prompt à lui en prêter d’autres qu’auparavant ses plus grands ennemis n’auraient osé lui imputer. Il est pourtant certain qu’on n’a jamais établi l’intérêt qu’aurait eu Napoléon à ce que l’accusé ne parût point devant ses juges. M. Thiers a très fortement démontré que sa présence aux débats était nécessaire. Toutes les dépositions des accusés de tous les partis l’accablaient également. Son crime légal était certain, et il ne pouvait manquer d’être condamné et de paraître mériter sa condamnation. L’homme à redouter, c’était Moreau. On a dit, il est vrai, qu’un rapport de gens de l’art existe à la faculté de médecine, établissant l’impossibilité du suicide dans les conditions où l’on disait qu’il s’était passé, avec une cravate de soie dont il avait fait une corde et une cheville de bois dont il avait fait un levier. Mais la médecine légale, il y a plus de soixante-dix ans, était une science bien conjecturale, et des travaux récens ont démontré combien le suicide par strangulation est facile et demande peu d’efforts et de temps. (P. R.)