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personne, et il est certain qu’il n’a jamais travaillé! » Qu’en savez-vous, monsieur Jules Simon? Si c’est Auber qui vous a conté cela le sourire à la bouche, il s’est moqué de vous, et si par hasard vous devez cette découverte à votre information personnelle, je vous renvoie aux vingt premières mesures de l’ouverture des Diamans de la Couronne, où se dérobe sous les délicatesses du style le plus exquis, toute la science d’un Mozart; et Meyerbeer à qui vous jetez le pavé de l’ours en ajoutant : « Il y a plus de travail dans la plus courte scène des Huguenots que dans toute la Muette[1], » Meyerbeer tel que je l’ai connu et pratiqué n’aurait pas manqué de vous répondre : « Eh bien ! alors, mon cher monsieur Simon, tant pis pour les Huguenots. » « On a dit qu’il était ignorant, » continue l’orateur. Qui a dit cela? Est-ce Cherubini ou Fétis, qui certes n’en savaient pas plus que lui: o philosophi, gens credula! Ou plutôt, que ne peut cette manie de dénigrement, puisqu’elle en arrive à convaincre un homme vieilli dans l’université de cette vérité prodigieuse qu’un maître qui sait tout dans son art n’a jamais travaillé!

Lorsque Byron voulait se mettre en verve, il prenait un livre quelconque, et le premier paragraphe venu lui servait de point de départ. Le hasard a quelquefois de ces bons offices à nous rendre. Je finissais d’écrire ces lignes quand je reçois d’un ami trois volumes: j’ouvre à l’instant, et le premier nom qui me frappe est celui d’Auber. Voilà certes une rencontre qui ressemble furieusement à un rendez-vous, et cependant rien de moins concerté, la riposte ayant de deux ans précédé l’attaque; quoiqu’il en soit, on n’imagine pas coïncidence plus singulière, ni réponse plus topique à cette assertion banale de M. Jules Simon : « Auber n’a jamais travaillé. » Lisez et renseignez-vous : « Auber a été travailleur et conscient; le travail a été son culte, sa religion, sa foi, il lui a tout sacrifié. Il a imposé silence à ses instincts, il a rythmé les battemens de son cœur, il a coupé les ailes à sa fantaisie, il a discipliné son corps, il a mis toutes ses forces vives au service de sa pensée, il n’a permis à aucune des tentations les plus séduisantes pour l’homme d’avoir une prise durable sur lui. Il s’est équilibré physiquement, intellectuellement, moralement, n’accordant aux exigences du corps que juste ce qu’il fallait pour maintenir le cerveau en vigueur et en harmonie. Son génie n’était pas seulement fait d’inspiration divine, comme le croient ceux qui attendent toujours l’inspiration au lieu d’aller au-devant d’elle; il était fait aussi de volonté, de persévérance et de

  1. Pas de travail dans la Muette? Excusez du peu! Et la scène du marché avec ses contre-parties, ses motifs fugues, qu’en faites-vous? Une trame cependant est une trame, et les fils d’une pareille harmonie ne s’entre-croisent pas sans qu’une habile main de tisserand pousse la navette.