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amour, courageusement combattu, avaient conquis tous les cœurs féminins.

Les critiques contemporains, préoccupés d’apprécier Sybille au point de vue de la composition littéraire et comme une œuvre d’imagination ou de discuter les jugemens politiques de l’auteur au point de vue de la polémique quotidienne des partis, ne semblent point avoir vu qu’entraîné par la thèse qu’il soutient, M. Disraeli arrive à faire le procès de cette aristocratie dont il est le défenseur. Quelle condamnation plus forte des privilèges de cette aristocratie que la frivolité, la paresse et l’égoïsme de ces grands seigneurs, esquissés dans Coningsby et dans Sybille, et que l’auteur crible de ses sarcasmes ou flagelle avec sévérité ! Sans doute il ne veut que réformer cette classe privilégiée, dont il fait ressortir les fautes et les vices; il trace à ses jeunes représentans un idéal et une conduite propres à leur faire pardonner leurs privilèges; mais si l’aristocratie ne se réforme pas, si elle ne se met pas à la tête de la nation, si elle persiste dans les anciennes voies, ne tirera-t-on pas des peintures si fortes et si fidèles de l’auteur une conclusion toute contraire au but qu’il poursuit? Ne peut-on pas relever dans Sybille une attaque directe contre le droit de primogéniture, cette base essentielle, ce fondement de toute aristocratie territoriale? Egremont, qui est un fils cadet, veut travailler, et Gérard le chartiste, à qui il annonce son dessein, lui répond : « Sagement pensé! Vous faites partie des classes laborieuses, et vous vous enrôlerez avec elles, je l’espère, dans la grande lutte contre la fainéantise. Les fils cadets sont les alliés naturels du peuple, quoique généralement ils prennent parti contre nous. Quelle folie de consacrer leurs forces au maintien d’un système qui est fondé sur l’égoïsme, qui aboutit à la fraude, et dont ils sont les premières victimes ! » Quel acte d’accusation plus terrible un radical pourrait-il dresser que le contraste savamment ménagé par l’auteur entre l’opulence du château de Marnay et les effroyables misères qu’abrite le bourg voisin ! Il y a là un tableau tracé avec une vigueur de touche et une puissance d’expression incomparables : on est entraîné par l’auteur, on se sent en présence de la réalité, et on ne peut s’empêcher de frissonner.

Coningsby avait charmé et diverti toute l’Angleterre par la verve spirituelle qui éclatait à chaque page ; Sybille avait remué toutes les âmes compatissantes; aussi Tancrède fut-il une déception. C’était encore un roman, mais un roman théologique, rempli de dissertations religieuses et de métaphysique. Se pouvait-il que ce romancier, qui avait tracé de si charmantes scènes d’amour, ce railleur inexorable, cet aspirant politique qui devait appréhender par-dessus tout le ridicule, eût l’imprudence de toucher aux choses religieuses? Il en était ainsi, et lorsqu’après vingt années exclusivement