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à tour Maillet, Robinet et Lamark; il s’est appelé successivement de notre temps Darwin, Haeckel, Herbert Spencer, il s’appelle aujourd’hui légion. C’est le même homme, au fond, le même penseur sous la diversité des formes et du langage, si l’on tient compte des temps et des progrès de la science. C’est aussi la même doctrine, la mobilité absolue des choses (si ces deux mots souffrent d’être rapprochés), la variabilité universelle des êtres et des espèces, l’évolution qui remplit de ses rythmes alternatifs l’infinité de l’espace et du temps, sans autre principe que la force éternelle, inconsciente, sans autre but que l’éternelle succession de ses métamorphoses.

Le sophisme de l’éphémère est une des idées qui reviennent le plus souvent dans ces improvisations ardentes de Diderot sur l’univers et sur l’homme. Mais ce sophisme se présente à lui sous différens aspects : tantôt c’est l’illusion de l’être passager qui croit à l’immortalité des êtres et des espèces, parce que ces grands objets de la nature existaient avant lui et existeront encore après, et qui de cette durée relativement longue conclut à une durée éternelle; tantôt c’est une autre illusion, contraire en apparence, celle de l’homme qui, perdu sur un atome de poussière, enfermé dans un moment de la durée, imperceptible dans cet immense océan de matière qui roule autour de lui, prétend du fond de sa chétive existence usurper l’infini par sa pensée ou par son cœur et s’arroge à lui, à ses idées et à ses sentimens, une immortalité dérisoire, quand tout meurt autour de lui, quand tout se transforme et change. On trouve une expression saisissante de cette pensée dans le Supplément au Voyage de Bougainville, quand « l’innocent Taïtien » Orou oppose la loi de la nature concernant l’union des sexes à la morale artificielle de l’aumônier.

« Tes préceptes, lui dit Orou, je les trouve opposés à la nature et contraires à la raison. Contraires à la nature, puisqu’ils supposent qu’un être pensant, sentant et libre peut être la propriété d’un être semblable à lui. Contraires à la loi des êtres; rien, en effet, te paraît-il plus insensé qu’un précepte qui prescrit le changement qui est en nous; qui commande une constance qui n’y peut être et qui viole la liberté de l’homme et de la femme en les enchaînant pour jamais l’un à l’autre; qu’une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu ; qu’un serment d’immutabilité de deux êtres de chair, à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’ébranle? » Un fin lettré nous fait remarquer qu’Alfred de Musset s’est visiblement inspiré de ce passage et qu’il l’a presque littéralement traduit dans ces beaux vers, tout en transformant le