Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

B. sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas, on aura réunis sous les yeux, dans le Rêve de d’Alembert et dans ces opuscules, les deux Diderot que nous connaissons : l’un vraiment philosophe, savant même par une vaste lecture, sinon par ses expériences personnelles, l’œil et l’esprit tendus vers toutes les nouveautés, passionné pour la méthode expérimentale, d’une puissance de pensée peu commune pour recueillir les observations des autres et en déduire les plus hardies conséquences, doué au plus haut degré de la curiosité intellectuelle et de la faculté de généraliser, tirant sans cesse de son cerveau toujours en ébullition, et sans l’épuiser jamais, des conceptions neuves sinon vraies, spécieuses, pleines de prestige, s’imposant à notre attention par un air de grandeur dans ses systèmes, devançant les âges et ne laissant guère au naturalisme contemporain, dans certaines théories qu’il a devinées, que la besogne des détails à classer et des preuves à faire, un de ces promoteurs d’idées dont la science profite, même quand ils se trompent et qui l’agitent par une sorte d’inquiétude salutaire en la troublant dans son repos, en stimulant son ambition vers les vastes horizons.

Voilà le Diderot qui appartient à l’histoire de la science comme à celle de la philosophie. Mais il y en a un autre, un fâcheux compagnon du penseur et qui malheureusement ne le quitte jamais : c’est une sorte de Diogène raffiné, un libertin d’imagination, poursuivant les problèmes qu’il pose dans leurs conséquences les plus extravagantes, portant une curiosité froide et une logique à outrance dans les questions équivoques, l’auteur des Bijoux indiscrets et de la Religieuse apparaissant tout à coup au milieu des plus graves sujets, l’origine des êtres ou la transformation des espèces, prétendant déniaiser l’humanité et spécialement ses contemporains, qui ne péchaient pourtant pas par excès de niaiserie, réduisant la morale à cette unique loi « que tout ce qui est né peut être ni contre nature ni hors de nature, » et par conséquent « que ce serait une vertu comme la continence qui serait le premier des crimes contre la nature, s’il pouvait y en avoir. « Il faut le voir pousser jusqu’au bout cette agréable facétie d’un logicien en gaîté, prêt à se tirer d’affaire, si la société se révolte, comme le faisait Bordeu avec Mlle de l’Espinasse : « Sans doute, disait Bordeu à l’aimable et facile amie de d’Alembert, ce serait fouler aux pieds toute décence, attirer sur soi les soupçons les plus odieux et commettre un crime de lèse-société que de développer ces principes... Je n’ôterais pas mon chapeau à l’homme suspecté de pratiquer ma doctrine; il me suffirait qu’on l’appelât un infâme. Mais nous causons sans témoins et sans conséquences... » Et comme Mlle de l’Espinasse se récriait, Bordeu la raillait doucement : « Ah ! après avoir été un homme