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mais non pas dans les Elémens. Ici il refuse de reconnaître le progrès dans le changement incessant des formes, et qu’est-ce alors que l’évolution sans progrès, sinon un jeu des forces brutes, et le monde ainsi formé sinon un résultat accidentel ou nécessaire des combinaisons de molécules éternelles ? Selon lui, le progrès n’a de sens que dans l’enceinte d’un monde donné. C’est une expression toute relative qui ne peut s’appliquer qu’à l’adaptation plus ou moins heureuse d’une forme organique à ses conditions d’existence. Mais ce monde lui-même qu’est-il ? Un ordre qui s’est formé accidentellement de telle manière plutôt que de telle autre, un ordre de circonstance qui ne durera pas, qui peut-être retombera dans le désordre des élémens primitifs, une symétrie passagère ; en un mot, un coup heureux dans le grand jeu de la nature, la réussite d’un coup qui visait au hasard ou plutôt qui ne visait à rien et qui, parmi des milliards de combinaisons possibles, a touché le but et fait éclore ce monde pour un temps indéterminé, sans veille et sans lendemain. C’est bien le dernier mot des Élémens de physiologie. Mais avec une imagination aussi ardente, aussi instable, il ne faut désespérer de rien, et nous verrons que, vers le même temps, dans un de ses derniers écrits, également inédit, Diderot se relève d’un vigoureux élan vers une plus haute conception de la nature et de l’homme. Il sait s’affranchir de tout et de lui-même au prix de contradictions manifestes qu’il ne semble pas craindre et qui sont une partie essentielle de l’histoire de son esprit.


E. CARO.