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profondes, au diamètre énorme, s’élargissant à la base. C’est pitié de les voir aujourd’hui couvertes de l’inconvenant badigeon, et encastrées dans la maçonnerie moderne ; quelques-unes sont penchées, comme si elles allaient tomber, et l’on comprend vite qu’elles eussent été depuis longtemps à terre sans le ferme appui de la construction ultérieure, qu’elles ont rencontré. Le christianisme, comme fait le lierre dans les ruines, a soutenu au milieu même de leur chute ces vingt-deux grosses colonnes, et il les a conservées, ainsi que l’architrave et la frise antiques.

Rome est la scène la plus intéressante où l’on puisse suivre le mélange bizarre des deux civilisations et des deux génies. Là surtout le christianisme a préservé beaucoup de monumens et d’objets d’art que lui avait légués le paganisme, mais il les a marqués de son sceau. Ainsi seulement fut sauvée la célèbre statue équestre de Marc-Aurèle. Rien n’autorise à croire qu’elle ait été primitivement placée autre part qu’en face de la basilique de Saint-Jean de Lateran. Peut-être ornait-elle la riche demeure de la gens Annia, où Marc-Aurèle naquit et fut élevé. Une seule chose est certaine, c’est que Paul III la fit transporter de ce lieu au Capitole, le 23 mars 1538. Elle passait aux yeux du moyen âge pour représenter le grand empereur Constantin, un chrétien : cette erreur la fit respecter. — C’est probablement l’église des saints Cosme et Damien, située près du forum, qui a conservé ce temple de la Ville où se tenait autrefois l’archive préfectorale, et où était exposé l’original authentique du célèbre plan Capitolin. Le Panthéon, qui faisait partie primitivement des thermes d’Agrippa, fut donné par l’empereur Héraclius au pape et consacré à la Vierge en 608; les principales basiliques, les temples les plus célèbres de l’antiquité, furent transformés en églises, aux traditions complexes et souvent inintelligibles. Celles que les Mirabilia ont enregistrées ne reposent souvent que sur le fondement unique de la corruption des mots.

Outre la fondation de Constantinople, outre les invasions des barbares et le triomphe du christianisme, une quatrième cause d’entière transformation de l’aspect monumental de Rome, et incontestablement la plus énergique, la plus dissolvante, la plus irrémédiable de toutes, a été la longue durée de l’anarchie féodale et des guerres civiles du moyen âge, pendant lesquelles Rome, souvent abandonnée par ses propres pontifes, réfugiés à Ravenne, exilés à Avignon, est devenue comme un champ clos où les partisans des papes et ceux des antipapes, les Guelfes et les Gibelins, se sont livré de perpétuels combats, qui ont interrompu toutes les traditions et multiplié les ruines.