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la diversité des intérêts, et l’établissement du scrutin secret, étaient les seules dispositions qu’il fût impossible aux conservateurs d’accepter. Tel avait été invariablement le langage de M. Disraeli toutes les fois qu’il avait eu à s’expliquer, et tout récemment encore, devant les électeurs du comté de Buckingham lorsqu’il avait dû se soumettre à la réélection. Malheureusement, il était notoire que lord Derby répugnait à tout changement dans la législation existante et que bon nombre de conservateurs partageaient sa manière de voir. Les adversaires du cabinet considéraient donc cette question comme le dissolvant le plus efficace qu’ils pussent employer contre lui, et dès le lendemain de la formation du nouveau ministère, M. Bernal Osborne avait demandé quelle conduite les ministres comptaient tenir à l’égard de la réforme. M. Disraeli avait répondu que, pour le moment, le gouvernement avait assez à faire de pacifier l’Inde et d’en réorganiser l’administration, mais que, dans la session suivante, il prendrait l’initiative d’un bill de réforme.

Avec sa résolution ordinaire, M. Disraeli n’avait pas hésité à engager le gouvernement : il lui fallait obtenir l’accomplissement de cette promesse. Il représenta à ses collègues que la question de la réforme électorale ne pouvait plus être ni écartée, ni même ajournée. M. Bright était en campagne, parcourant les districts manufacturiers, organisant contre la législation en vigueur une agitation analogue à celle qui avait amené l’abrogation des Corn Laws. Cette agitation ne s’arrêterait plus : beaucoup de députés importans avaient pris des engagemens, et les motions individuelles surgiraient de tous les côtés à la rentrée du parlement. Il fallait donc ou subir la réforme ou la faire. A la subir, on abdiquait le rôle naturel du gouvernement ; on donnait raison à M. Bright, qui représentait les conservateurs comme hostiles à tout progrès et comme animés envers les classes laborieuses d’une injuste et aveugle défiance ; enfin, on se mettait en quelque sorte à la discrétion de ses adversaires ; à agir, au contraire, on faisait preuve d’énergie, on faisait tomber les imputations de toute nature dirigées contre le parti, on s’acquérait des droits à la gratitude des nouveaux électeurs, enfin on demeurait maîtres de sauvegarder, dans la rédaction du bill, les intérêts conservateurs. Il fallait donc faire soi-même la réforme, il fallait la faire, et assez large et assez complète pour qu’il ne fût pas possible d’y revenir de longtemps. À ce prix, le cabinet arracherait des mains de ses adversaires la seule arme vraiment redoutable qu’ils eussent contre lui.

Ce ne fut pas sans résistance que cette opinion prévalut. Pour faire tomber les bruits qui avaient couru à cet égard, lord Derby prit occasion, le 9 novembre, du banquet que chaque nouveau