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Butler visait plus haut et plus loin ; il aspirait à la présidence des États-Unis. Politique habile et audacieux, homme de ressources et sans scrupules, il se rendait compte de la faiblesse croissante du parti républicain. Il avait lentement et prudemment préparé son évolution politique, et il attendait pour se déclarer un moment opportun. Son influence était grande dans l’état de Massachussets, qu’il avait plusieurs fois représenté comme sénateur, mais il ne se dissimulait pas qu’elle était due surtout aux services qu’il avait rendus au parti républicain et aux gages qu’il lui avait donnés. Il se savait non-seulement craint, mais haï par la société aristocratique de Boston, qui ne voyait en lui qu’un parvenu. De toutes les villes américaines, Boston, qui se désigne volontiers du nom de la Nouvelle-Athènes, est la plus exclusive, la plus puritaine et aussi la plus intelligente. Les arts, les sciences, les lettres y sont en grand honneur, et les vieilles familles y exercent une influence et elles y conservent un prestige qu’elles ne possèdent nulle part ailleurs aux États-Unis.

Benjamin Butler appartenait par sa naissance à une classe inférieure. Le manque de fortune ne lui avait pas permis d’entrer à l’université d’Harvard, où sont élevés d’ordinaire les fils de famille de l’état. Il fit ses études à Lowell, partageant son temps entre le collège et des occupations manuelles qui lui permettaient de subvenir à ses besoins. Admis au barreau, il se vit, malgré ses succès scolaires et sa réputation naissante, tenu à l’écart par un monde auquel il n’appartenait pas. Blessé dans son orgueil et dans son ambition, il se constitua dès lors l’avocat, le défenseur des intérêts et des classes populaires, l’adversaire de l’aristocratie financière de Beacon-Hill, qui concentrait entre ses mains les grandes corporations de Boston et siégeait seule dans les conseils d’administration des compagnies d’assurance, de banque, de chemins de fer et autres établies dans cette ville. Cette aristocratie riche et puissante se transmettait de père en fils ces fonctions largement rétribuées ; son prestige local et son influence politique soutenus par des capitaux considérables lui assuraient une domination absolue. On n’arrivait à la fortune, à la réputation, au pouvoir que par elle, et ceux qu’elle frappait d’ostracisme n’avaient d’autres ressources que d’aller chercher ailleurs un milieu moins exclusif. Butler n’en fit rien : il accepta résolument la lutte. Il s’attaqua à ces corporations, se chargea de plaider la cause des intérêts lésés par elles, et les amena plusieurs fois à composition. Sur le terrain politique, il dénonça leur ingérence dans les élections, la pression exercée sur leurs nombreux cliens et sur les classes pauvres, et se