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il n’additionne les grandeurs et les misères qu’à cette fin de prouver que le bien et le mal sont identiques et qu’au total l’énorme somme donne zéro. Il va sans dire que la théorie de Herder, naturellement, essentiellement élevée dans son positivisme, n’allait point jusque-là ; mais rien n’empêchait Goethe de tirer à part lui les conséquences, et de ressentir quelque angoisse à voir ce diable d’homme remuer ainsi les idées comme des pièces d’or dont il avait les poches pleines, les faire tinter et reluire au soleil pour les rejeter finalement comme de vils charbons. Séduire, captiver les âmes, puis, quand elles se sont loyalement données, mettre à néant leur confiance, influence démoniaque que la critique impartiale, impitoyable de Herder exerçait sur Goethe ! Comment s’affranchir d’un compère dont le regard vous scrute, vous traverse et qui, sans la moindre idée d’en tirer profit pour lui-même, lit dans votre conscience le bien et le mal. Faust subit l’ascendant de Méphisto, se soumet à première vue et signe le pacte avec son sang. Plus encore qu’à l’attrait des jouissances promises il cède à l’empire d’un esprit supérieur. Il se voit perdu s’il ne se livre. Méphistophélès, de son côté, n’a qu’un but, affirmer cette domination ; dans tout ce qui se rattache au train de la vie, il se subordonne ; Faust sera le maître, Méphisto le serviteur ; Faust aura les jouissances, Méphisto les lui procurera ; tout ce que le démon se réserve, c’est de constater irrévocablement qu’en dernière analyse pas une de ces jouissances ne vaut le prix dont on l’achète.

Encore une fois, Herder n’allait point jusqu’à ces conclusions ; mais, par sa critique, il y poussait Goethe, et de même que Gretchen nous montre implacablement ce qui aurait pu advenir de Frédérique, Méphistophélès nous indique ou l’enseignement de Herder aurait pu mener Goethe. Nous savons maintenant de qui notre poète tenait ce don fatal de faire intervenir la critique au plus intime d’une jouissance et de s’interrompre au sein de la passion pour réfléchir au désenchantement final. Herder ayant préparé les élémens du caractère, il restait à guetter au passage l’original dont on emprunterait le masque ; c’était chez Goethe le procédé ordinaire quand il avait une conception dans sa tête d’attendre qu’une rencontre lui en offrît le vivant modèle. Merck paraît, et de ce jour, l’incarnation a lieu : Méphistophélès a trouvé sa langue, son geste et sa tournure. Un mot pourtant. Merck est un cynique, rien de plus ; il nie et ne sort point de là, impuissant à produire chose qui vaille ; Méphistophélès au contraire, et quoi que Goethe lui-même nous en dise, possède une sorte d’élément créateur ; serrez de près son style, méditez ses sentences, il y a dans cette négation bien du positif. Tel n’était point, nous le savons, le plan de Goethe, mais la figure s’est agrandie au delà des