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continuellement les termes d’une transaction honnête entre des races qui se détestent et des intérêts qui se combattent. De quelque manière qu’on s’y prenne, on fait en toute rencontre un ingrat et dix mécontens, et les mécontens ajoutés aux ingrats finissent toujours par venir à bout des réputations les mieux établies. Apparemment le comte Andrassy sentait qu’il commençait à s’user. En homme d’esprit, il s’est résolu à se retirer avant de s’être rendu impossible ; il a voulu se dérober à l’envie, aux récriminations, aux animosités, laisser faire les autres pendant quelque temps, ce qui est beaucoup plus sage que de prétendre se perpétuer au pouvoir. Il croit à sa prochaine résurrection, et il a cédé provisoirement la place au baron de Haymerlé, qui n’est pas un homme d’état assez important pour représenter un changement de système, et dont le crédit n’est pas assez imposant pour qu’on le considère comme un ministre définitif ; il aura toujours l’air d’un substitut. — « La résurrection, disait jadis un phénix philosophe, est la chose du monde la plus simple. Tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d’autres animaux, dont ils renouvellent la substance. Il est vrai que je suis le seul à qui le puissant Orosmade ait fait la grâce de ressusciter dans sa propre nature. » Le comte Andrassy revit dans la personne du baron de Haymerlé, et selon toute apparence le puissant Orosmade lui fera un jour la grâce de ressusciter dans sa propre nature.

Que M. de Bismarck se soit rendu à Vienne pour s’assurer que la retraite du comte Andrassy n’avait rien changé et ne changerait rien à la politique de la cour de Vienne, rien n’est plus naturel. Que les hommes d’état des deux empires aient concerté ensemble la ligne de conduite qu’il leur convient de suivre pour garantir leurs intérêts communs, on n’en saurait douter. Que les souverains des deux états aient approuvé et ratifié les résolutions ou l’entente verbale de leurs ministres, cela paraît absolument certain. Mais il n’est pas sûr que cette entente ait revêtu la forme d’un instrument diplomatique, d’un traité d’alliance en règle. Quant aux récits vraiment romanesques et presque fantastiques que certains journaux officieux d’Allemagne ont brodés sur ce thème, il est impossible de les prendre au sérieux, à moins qu’on ne soit résolu à tenir l’absurde pour vrai. Croirons-nous que le prince des ténèbres avait ourdi un monstrueux complot contre la paix de l’Europe et la sécurité de l’empire germanique ? Croirons-nous qu’en revenant à Berlin, M. de Bismarck a dénoncé au ministère prussien la gravité du péril, et que le ministère prussien a frémi ? Croirons-nous que si l’Allemagne tout entière avait assisté à ce conseil secret, comme le ministère prussien, l’Allemagne tout entière aurait frémi ? Croirons-nous que le comte Stolberg est parti précipitamment pour Baden, qu’il a révélé sans ménagement à l’empereur l’horreur de la situation, qu’à son tour