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que les résultats réels des campagnes de 1877 et de 1878 se trouvèrent amoindris aux yeux de la nation et perdirent toute leur valeur. Quand on connut les conditions stipulées à San-Stefano, les trois quarts de la presse et du public déclarèrent qu’on n’aurait jamais pu croire à tant d’abnégation et de désintéressement, que le gouvernement avait fait preuve d’une modération et d’une bénignité jusqu’alors inconnues dans l’histoire. Tous les partis tombaient d’accord que retrancher un iota à l’une des clauses du traité était chose impossible, que toute la question était de savoir si on les jugerait suffisantes, si on n’exigerait pas au moins une occupation temporaire de Constantinople… Qu’importait aux fanatiques de Moscou et aux phraséologues de profession de Saint-Pétersbourg que le crédit de l’état en fût réduit aux dernières extrémités ? Que leur importait la dépréciation vraiment désespérée du papier-monnaie ? En vain M. de Reutern affirmait-il qu’une nouvelle campagne était une impossibilité financière ; en vain le ministre de la guerre, M. Miliutine, refusait-il de prendre sur lui la responsabilité de l’événement. D’après le propre témoignage de l’héritier de la couronne impériale, l’honneur du nom russe avait été engagé à San-Stefano, et le gouvernement avait brûlé ses vaisseaux. Le moyen de s’opposer à la volonté unanime de la nation ! et qui pouvait avoir le courage de faire entendre le langage de la froide raison à un peuple enfiévré qui prophétisait, et par la bouche duquel le Saint-Esprit avait parlé ? »

L’empereur Alexandre a eu ce courage. Persuadé par les argumens du comte Schouwalof, il s’est résolu à conférer avec l’Europe ; le congrès s’est réuni, le traité de San-Stefano n’y a figuré qu’à titre de document curieux, la Bosnie est devenue une province autrichienne, la Grande-Bulgarie a été découpée en deux morceaux, et M. Aksakof, qui a toujours aimé l’hyperbole, s’est écrié que « les diplomates du mois de juin 1878 avaient porté au prestige russe des coups plus terribles que n’auraient pu le faire les plus pervers des nihilistes. » C’est au comte Schouwalof et surtout à M. de Bismarck qu’on s’en est pris. Cependant les vrais coupables n’étaient pas les diplomates du mois de juin, mais les diplomates du mois de février, qui avaient entraîné la Russie dans une politique d’aventure. Les institutions suppléent quelquefois aux hommes, et les hommes peuvent tenir lieu d’institutions ; mais dans un pays où il n’y a point d’institutions, le choix des hommes devient une affaire capitale, et, faute d’un contrôle sérieux, les erreurs commises par les dilettanti sont irréparables.

Si les passions et les rancunes des peuples décidaient de la paix et de la guerre, à quoi serviraient les gouvernemens, et en particulier les gouvernemens forts et autoritaires ? On ne persuadera à personne qu’une guerre d’entraînement national entre l’empire germanique et la Russie soit au nombre des futurs contingens ; mais il y a de bonnes