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d’avance de toute liberté dans son enseignement ; il aima mieux s’en tenir à son existence indépendante de La Haye et continua d’y résider jusqu’à sa mort. Il avait environ quarante-cinq ans, quand, à bout de force, miné par le travail et la phtisie, il rendit l’âme. L’œuvre capitale de Spinoza, l’Éthique, est posthume. L’exposé de la doctrine de Descartes, qu’il publia de son vivant, a moins d’importance. Cette vie, que nous venons de résumer d’un trait, si remplie qu’elle fût de tribulations et de misères, réservait néanmoins à Spinoza maint avantage pour ses travaux. Condamné à l’isolement par les circonstances, sans liens de famille, sans attaches du côté de sa nation, il disposait en toute liberté de son génie. Aucune considération ne l’arrêtait ; il avait rompu avec la synagogue, et savait que nulle persécution ne l’atteindrait sur cette noble terre de Hollande, où l’on prouvait alors tout penser, tout dire et tout imprimer. N’oublions pas que dans sa défection il avait conservé certains dons inaliénables qui particularisent la race juive, cette faculté de saisir dès l’abord le positif, d’examiner, de vérifier, de soupeser et de ne se point payer d’apparences.

Cet homme, ainsi préparé, tourne vers l’observation l’intense effort de son travail ; froidement, d’un esprit exempt de préjugés et de passion, il contemple en silence le milieu social qui l’enserre, voit son prochain, l’étudie ; et le livre où ces résultats seront consignés, l’auteur l’écrit en se proposant de ne le laisser publier qu’après sa mort. Les hommes devant être considérés comme faisant partie d’un grand tout, Spinoza nous donnera la théorie de leurs rapports entre eux : Ethica ordine mathematico demonstrata, autrement dit : la somme infinie de nos sentimens et des motifs qui les engendrent, réduite à l’état d’un certain nombre de simples formules. Aucune trace de personnalité, point d’argumens ni d’anecdotes, rien en dehors de la démonstration mathématique, rien qui vous prêche : Croyez ceci, faites-le, c’est le bien ; évitez cela, c’est le mal. Et la langue dans laquelle c’est écrit n’est même pas une langue ; l’auteur, pour plus d’exactitude, emploie le latin à l’usage des savans de l’époque et s’en sert comme d’une mécanique, n’adoptant que les mots et les tournures qui lui offrent le plus de garantie pour la parfaite intelligence du sens : l’impassible rigidité du terme dans la morte rigidité de la syntaxe ! Rejetés d’avance en principe tout ressouvenir de lectures, toute phrase dont la construction et l’expression pourraient avoir un agrément quelconque ; et comme si ce n’était point assez pour ce livre de ne voir le jour qu’après la mort de l’auteur, il faudra de plus qu’il soit anonyme. « Le nom de l’auteur imprimé sur le