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et je ne hais rien tant que les grimaces ! » Du reste ce scepticisme politique était alors partagé par toute une classe d’esprits supérieurs mis hors des gonds par les convulsions du sol européen, : et que leurs traditions de famille, comme leur principes d’éducation rattachaient au passé. « L’exaltation de notre pays me semble une chose risible ; nous partons en guerre comme un peuple de dons Quichottes ; l’impulsion qui devrait nous venir d’en haut nous vient d’en bas. De quelle manière tous ces élémens hétérogènes réussiront à se combiner dans les circonstances désastreuses où nous sommes, j’avoue que je ne le comprends pas, j’y assiste comme à un miracle, avec une froideur et un détachement qu’il convient de taire. » Ainsi s’exprime un gentilhomme du temps, le comte de Gésier, dans une lettre à la patriote Caroline de Wolzogen.

Goethe ne pouvait penser différemment ; ce que Schiller aurait pensé, s’il eût vécu, ce qu’il eût fait, c’est autre chose. Schiller avait au cœur toutes les flammes de la révolution. Il est vrai de dire que lorsque la convention nationale décernait à Schiller son diplôme de citoyen français, la révolution était pure encore de tout attentat contre la liberté des autres peuples. Bonaparte, ce fléau de Dieu dans l’avenir, n’apparaissait alors au monde que sous les traits d’un héros d’épopée. Pour Schiller, ce furent des années de joie et d’espérance ; l’auteur de la Pucelle d’Orléans avait des sympathies toutes françaises. Il comptait que l’expérience tentée par nous réussirait à souhait pour le bonheur de son pays, et c’était avec des transports d’enthousiasme qu’il voyait, en France comme en Italie, s’écrouler l’édifice vermoulu des anciennes institutions. Schiller, s’il avait eu l’occasion de prendre une part active aux événemens, eût été ce que nous appellerions aujourd’hui un radical ; il avait dans le sang le dogme de la souveraineté du peuple. Étudiez son théâtre, et les exemples ne vous manqueront pas. La légitimité de la reine Elisabeth n’ôte rien aux droits non moins légitimes à l’insurrection de sa Marie Stuart ; Jeanne d’Arc, c’est le peuple invincible dans sa force tant que les passions égoïstes n’interviennent pas ; Wallenstein est le génie d’une armée dont l’effort valeureux avorte par l’incapacité d’un misérable empereur et les compétitions détestables de chefs n’obéissant qu’à des vues personnelles. Les héros de Schiller sont toujours de grandes natures en lutte avec les circonstances politiques qui les enlacent, les étouffent comme des serpens ; Goethe ignore cet élan de révolte contre la donnée de l’histoire. Vous vous souvenez d’une scène d’Egmont où Claire, éperdue, court la ville implorant les bourgeois, qui la regardent fixement, froidement : c’est la manière dont Goethe envisage le peuple dans l’histoire. Comme particulier et même dans