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sauvages, sont amenés sur la place du Peuple. À un signal, on lève la barrière qui les retient, et ils s’élancent, nus et libres, le long du Corso. La course des Barberi, qui le frappa vivement, inspira à Géricault l’idée d’un tableau. Il n’avait pas à proprement parler d’imagination, ou plutôt chez lui l’imagination ne s’éveillait que sous l’influence d’une impression extérieure. Tous ses sujets lui ont été fournis par le hasard ou suggérés par les préoccupations générales du moment. Mais une fois que son sujet, qui n’avait rien de personnel, était trouvé, avec quelle originalité il savait l’interpréter, avec quelle puissance il le transformait ! Il existe trois ébauches pour la Course des chevaux libres. Indépendamment de leur valeur d’art, elles ont un grand intérêt. Les modifications successives que Géricault a fait subir à cette composition permettent de pénétrer dans l’esprit du maître, de suivre la marche de sa pensée créatrice. Que les critiques qui, n’étant pas frappés du caractère grandiose et épique du Chasseur et de la Méduse, s’obstinent à prôner Géricault comme un scrupuleux imitateur de la nature, comme un peintre du vrai, comme le précurseur des réalistes, comparent donc ces trois esquisses. Ils seront aveugles, s’ils ne voient pas que Géricault part en effet de la consciencieuse étude de la nature, mais que son génie ne tarde pas à s’élancer hors des étroites limites de l’imitation servile. La première esquisse pour la Course des chevaux libres n’est qu’une simple étude qui semble faite d’après nature et qui a la réalité un peu bête d’une photographie. Les chevaux retenus par des palefreniers sont placés de trois quarts, sur une seule ligne, devant une longue corde tendue ; au fond s’élève une vaste tribune chargée de spectateurs. C’est pris sur le vif, mais la ligne oblique formée par les chevaux n’est point heureuse comme composition ni comme effet, et la tribune garnie de draperies de mauvais goût qui occupe tout le fond du tableau est un décor banal. Dans la deuxième esquisse, les chevaux sont vus de profil, groupés par deux et par trois. Les palefreniers sont nus jusqu’à la ceinture, et une colonnade où se pressent les spectateurs remplace la tribune. Dans le troisième projet enfin, les chevaux ont gardé le même groupement pittoresque et les mêmes attitudes, mais les hommes qui les tiennent sont nus comme des éphèbes grecs, les spectateurs ont disparu, et les architectures perdues dans la perspective se distinguent à peine, Cette dernière composition a la beauté absolue d’un bas-relief de Phidias. Certes Géricault ne connaissait pas les sculptures du Parthénon, et cependant ce dessin en semble directement inspiré. Tout d’abord Géricault avait peint le vrai sous son caractère particulier ; cette fois, il peignait encore le vrai, mais sous son caractère général et typique. Cette façon large de comprendre