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douzième jour du naufrage. Le radeau flotte sur les vagues perdu dans l’immensité de l’Océan ; la mer est livide et agitée, le ciel couvert des nuages noirs de l’orage. Des cent cinquante naufragés qui se sont réfugiés sur le radeau, il en reste quinze vivans. Les autres ont été tués ou sont morts de faim. A l’horizon embrumé, on aperçoit les voilés du brick l’Argus. Ranimés par l’espérance, ces mourans se traînent à l’avant du radeau pour faire des signaux et aussi pour voir, pour se montrer ce navire qui va peut-être les rendre à la vie. Un matelot monté sur un tonneau agite un bout de voile ; un autre indique de la main à Corréard et à Savigny, qui sont appuyés contre le mât, la marche du navire. Au second plan, des naufragés, groupés dans les vraies attitudes de la souffrance et de l’épuisement, font de suprêmes efforts pour s’approcher du bord de l’embarcation d’où l’Argus est visible. Seul un vieillard, tenant sur ses genoux le cadavre de son fils, semble indifférent au sentiment d’espoir qui transporte chacun. Il est là, les yeux creux, les traits tirés, la tête appuyée dans sa main, résolument perdu dans une douleur farouche. Ce radeau informe jonché de cadavres et ces hommes demi-nus, isolés au milieu des grandes vagues de l’Océan, n’appartiennent à aucune époque. Ce n’est pas plus le naufrage de la Méduse que tout autre naufrage réel ou imaginaire. C’est le naufrage même, dans sa hideur, dans son désespoir et dans sa pathétique épouvante.

Autant Géricault avait rapidement enlevé ses premiers tableaux, le Chasseur, le Cuirassier, autant il travailla longuement au Radeau de la Méduse. Il ne voulut rien faire par à peu près. Toutes les figures furent peintes d’après nature. Corréard, Savigny, Eugène Delacroix, Jamin, voulurent bien poser dans son atelier. Le charpentier de la Méduse fit pour Géricault un petit modèle du radeau qui reproduisait, avec la plus scrupuleuse exactitude, tous les détails de la construction ; le peintre y disposa des maquettes de terre. Il avait loué un grand atelier au haut du faubourg Saint-Honoré, près de l’hôpital Beaujon. Il allait souvent dans les salles des malades pour suivre sur le visage des agonisans toutes les phases de la souffrance, pour étudier toutes les expressions de la douleur et des suprêmes angoisses. Son atelier devint la succursale de la Morgue, il s’était entendu avec les internes et les infirmiers qui lui apportaient pour ses études[1] des membres coupés et des cadavres ; Géricault les gardait

  1. Il existe plusieurs de ces études. Nous en avons vu une tout dernièrement, au musée de Montpellier : une jambe et un bras coupés. On ne saurait pousser plus loin la précision de la forme et la puissance du relief. Ce dessin si serré et ce modelé si ferme et si gras font singulièrement tort aux tableaux qui occupent le même panneau que cette étude. Et cependant parmi ces tableaux, presque tous de premier ordre, se trouvent deux admirables Courbet qui sembleraient défier tous les voisinages pour la largeur de la touche et la puissance du relief : les Baigneuses et la Fileuse.