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oublier qu’il s’engagea aux mousquetaires de Louis XVIII. Dire qu’il ne peignit que des sujets exclusivement nationaux, c’est ignorer la Course des chevaux romains ; le Derby d’Epsom, le Marché aux bœufs, l’Horatius Coclès, l’Ouverture des portes de l’Inquisition, la Traite des noirs, et tant d’autres tableaux, esquisses ou projets. Avancer qu’en 1820 « la vogue en peinture était aux improvisations, » c’est ne pas savoir que la vogue était encore à cette époque aux représentans attardés de l’école de l’empire, peintres auxquels on peut tout reprocher, sauf la facilité et l’improvisation. Prétendre enfin que Géricault mourut parce qu’il désespéra de la patrie, c’est substituer le rêve du poète à la narration de l’historien. Géricault mourut tout simplement d’une chute de cheval, et si avant cet accident fortuit il était déjà atteint mortellement, c’était par l’injustice de ses contemporains et par les souffrances de son cœur déchiré, nullement par l’idée de la prétendue mort de la France.

On a dit souvent, et Balzac, par un sentiment d’orgueil assez mesquin, a surtout aidé à vulgariser cette opinion, qu’il faut à l’homme de génie les épreuves de la misère. Cela est faux dans le principe, car le génie n’a pas nécessairement besoin d’être contrarié pour s’épanouir ; mais cela est vrai parfois dans l’application, en ceci qu’à l’artiste ou à l’écrivain né riche il faut pour produire trois fois plus de volonté qu’à un autre. L’homme qui n’est pas contraint au travail par les exigences journalières n’est pas soutenu dans la vie par l’instinct de la concurrence vitale. Il se laisse aisément désarmer par l’insuccès ; il arrive à douter de lui-même, à se demander : à quoi bon ? Et il s’abandonne au découragement infécond ou il oublie le chemin de l’atelier dans des plaisirs de toute sorte auxquels sa fortune le sollicite trop. Quand Géricault vendait, lui qui avait peint la Méduse, dix planches lithographiées pour 200 francs, son amour-propre souffrait cruellement. S’il avait attendu après cette petite somme, il aurait moins senti son humiliation, heureux au moins d’avoir trouvé le pain du lendemain. De même il eût accepté comme une compensation de la non-acquisition de la Méduse la commande du tableau de sainteté, et il eût peint ainsi un beau tableau de plus. Il est vrai en outre que celui auquel la nécessité fait une loi du travail trouve dans le travail l’oubli, sinon la consolation. Si Géricault avait dû, comme Ingres, dessiner des portraits à la mine de plomb à un louis la pièce, il eût eu moins le temps de songer à ses douleurs d’amant et à ses découragemens d’artiste.

Aujourd’hui Géricault ne subirait pas les mêmes injustices. Quand on voit quels hommes font révolution dans l’art, quels noms deviennent célèbres du jour au lendemain, et quand on apprend que