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drame à 1769, époque d’incubation et de production, où Goethe se livrait à toute sorte d’études théosophiques sans lesquelles un tel ouvrage n’aurait pu être écrit. Ses lettres du moment ne parlent que de pierre philosophale, de mandragores et de sorcellerie. Ce qu’on sait, c’est que, dès l’automne de 1774, il en lisait déjà diverses scènes à ses amis. « J’ai passé la journée tout entière avec Goethe, son Docteur Faust est presque achevé et me semble être ce qu’il a produit de plus grand et de plus original. » (Lettre de Boïe, 15 octobre 1774.) Vers le même temps, le célèbre médecin hanovrien Zimmermann écrivait à un libraire de Leipzig : « Pour peu que vous soyez sorcier, usez de votre sorcellerie pour soutirer à Goethe son Docteur Faust, l’Allemagne n’a encore rien vu de pareil, et je vous conseille de l’imprimer. » Plus tard, lorsqu’en 1786, Goethe fit le voyage d’Italie, il emporta son manuscrit de Faust, dix ans s’étaient écoulés sans que les fragmens se fussent beaucoup complétés, et il n’y avait guère apparence que le ciel de Rome amenât à bon terme cet embryon littéraire qui produisait sur son auteur « l’effet d’un vieux code. » Une nouvelle scène pourtant y prit naissance, la scène chez la sorcière, et l’opération eut lieu dans les jardins de la villa Borghèse. Rentré à Weimar, Torquato Tasso, Iphigénie, allaient occuper le poète. C’était plus qu’une distraction, c’était un tout autre art et dont quelques scènes de Faust, venues sous la conjonction de ces deux astres, portent l’empreinte : le monologue dans la forêt, par exemple, si haut monté en pathos classique et qui sent d’une lieue la tirade. C’est même un curieux et délicat plaisir à se donner, quand on le peut, que d’étudier Faust à ce point de vue des divers styles. Œuvre congénère de toutes les autres, Faust devait renfermer des échantillons de tous les styles du maître, et de même que l’idéalisme classique a déteint sur le monologue dans la forêt, de même cette admirable scène de la prison emprunté son laconisme populaire à la technique des Ballades. « Faust est entièrement fragmenté, c’est-à-dire que le voilà complet à sa manière, » écrivait Goethe en 1787 ; l’édition de 1790 n’était donc que le fragment d’un fragment et contenait à peine la moitié de ce que nous appelons aujourd’hui le premier Faust, l’épisode seul de Marguerite s’y dessinait dans son ensemble ; encore y manquait-il, avec la scène de la prison, la scène au puits, et celle de la prière à la Mater dolorosa.

Mince était le volume, l’effet produit fut en proportion ; il s’en fallut et de beaucoup que l’immense succès de Goetz de Berlichingen et de Werther eût sa réplique. Les circonstances d’ailleurs s’y opposaient : on était en 1790, et ce qui se passait en France