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préventive, au contraire, serait l’usage anticipé de la force ; or, comment aurions-nous le droit de commettre une injustice pour en empêcher une ? La répression préventive a toujours été le masque du despotisme : sous prétexte d’abus, on proscrit l’usage ; pour obvier au mauvais effet d’une liberté, on en supprime les bons résultats ; sous prétexte qu’il est dangereux de tomber, on défend de marcher ; bref, on veut prévenir les collisions de droits et on commence par en produire une en prenant l’offensive. La vraie justice préventive n’est pas celle qui supprime la liberté, c’est celle qui la fortifie et l’éclaire.

D’après ce qui précède, la contrainte n’est juste que sous la forme répressive. Même sous cette forme, nous allons le voir, elle doit encore se limiter et se rapprocher autant que possible de la ligne que suivrait la liberté même, car le droit est à son maximum quand la contrainte est à son minimum.

En premier lieu, les voies de contrainte ne sont justes qu’à l’égard des actions extérieures qui violent un droit positif. Tout acte interne, un projet, un désir, de même que tout acte extérieur de l’homme contre soi, toute action et toute parole contraire à la foi religieuse, négation ou blasphème, ne saurait armer les autres du droit de contrainte[1]. Nous n’avons le droit d’employer la force que pour nous défendre contre l’injustice ou pour en réparer les effets. Telle est la matière de ce droit. — Quant à la forme, elle doit être aussi dépouillée qu’il est possible des caractères de la violence et aussi en harmonie qu’il est possible avec la liberté. Pour cela, hors le cas de nécessité, c’est-à-dire hors le cas de collision matérielle et présente, par exemple d’attaque violente contre notre personne ou nos biens, le droit de contrainte ne doit pas être exercé directement par l’individu lésé, mais par l’intermédiaire de la société même. Prétendre « se faire justice, » ce serait revenir à l’état de nature, qui est l’état de guerre et par conséquent le conflit perpétuel des forces ; ce serait marcher en un sens opposé à celui de la liberté.

On croit généralement que la renonciation à se faire justice soi-même par un exercice direct et personnel du droit de contrainte constitue le réel abandon d’un droit par l’individu ; certaines écoles politiques ont pris l’habitude d’invoquer cet exemple pour soutenir que

  1. Ici encore nous ne saurions admettre la doctrine de M. Charles Périn, selon lequel la négation de Dieu doit être punie par la loi civile : « On a cru pouvoir pousser la transaction (de l’église avec ses adversaires) Jusqu’à placer sous la protection de la loi la négation même de Dieu ; comme s’il pouvait y avoir un lien d’unité sociale entre les hommes qui ne trouvent plus en Dieu l’unité de leur lien ! Une pareille tolérance n’est plus une transaction, c’est une abdication du droit social et du devoir social dans leur essence. » (Voir M. Brun, Introduction à l’étude du droit, page 286.)