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toutes les circonstances, tous les motifs et mobiles, tout le caractère de l’individu, et alors vous avez l’explication adéquate de l’acte, déterminé invinciblement par cet ensemble de causes. Le libre arbitre n’a joué là aucun rôle ; l’invoquer, c’est comme si on prétendait expliquer le battement du pouls, d’abord par le mouvement du sang et la structure des artères, puis par une vertu spirituelle du sang, la force pulsifique, qu’on pourrait même prétendre libre malgré le déterminisme de ses conditions. Quand on a entièrement mis à nu toutes les pièces d’un mécanisme, on n’imagine pas par surcroît une faculté capable de lui faire accomplir son travail et sur laquelle on ferait retomber la responsabilité de l’œuvre bien ou mal accomplie. Admettons cependant cette faculté occulte du libre arbitre absolu, supposons qu’après l’analyse de tous les motifs il y ait encore un reste, un résidu, qui s’explique par un libre arbitre capable de réaliser également les contraires. Même alors, en quoi sera responsable cette volonté indéterminée, insondable, capable d’agir contrairement à la direction de tous ses motifs ou mobiles, et qui ne diffère pas de la liberté d’indifférence[1] ? En quoi l’homme aura-t-il à répondre moralement d’une action échappant aux prises de l’intelligence, qui est sortie de lui sans raison ou contre toute raison comme un accident et un coup de hasard, qui n’exprime pas sa nature et son caractère véritable, qui conséquemment demeure suspendue en l’air sans lien réel avec le moi ? La responsabilité ne pourrait tomber que sur l’acte lui-même, qui a seul une nature mauvaise ; mais un acte n’est pas un être ; quant à la liberté indifférente, comme elle n’est en elle-même ni bonne ni mauvaise, on ne peut rien lui imputer. L’acte n’est donc blâmable que s’il répond déjà à une tendance blâmable, qui a préexisté, qui a été réellement dominante et déterminante, qui a été la vraie raison de l’acte. « La responsabilité, dit Schopenhauer, ne se rapporte à l’acte même que médiatement et en apparence : au fond, c’est sur le caractère qu’elle retombe… Les jugemens rejaillissent des actes sur la nature morale de leur auteur. Ne dit-on pas en présence d’une action blâmable : Voilà un méchant homme, un scélérat ! ou bien : C’est un coquin ! ou bien : Quelle âme mesquine, hypocrite et vile ! C’est sous cette forme que s’énoncent nos appréciations, et c’est sur le caractère même que portent nos reproches. L’action, avec le motif qui l’a provoquée, n’est considérée que comme un témoignage du caractère de son auteur[2]. Ce n’est pas sur une action

  1. Nous avons essayé ici même de démontrer l’identité du libre arbitre et de la liberté d’indifférence. Nous n’insisterons donc pas sur cette question. Voir aussi l’idée moderne du droit, livre III, et la Liberté et le Déterminisme, 1re partie.
  2. Déjà Aristote avait dit : « Les actes sont le signe de la disposition intérieure, à tel point que nous louerions même celui qui n’a pas encore agi si nous avions confiance qu’il est disposé à le faire. » (Rhétorique, I, 9.)