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fait impuissante à produire la conscience intérieure du mal, et qu’elle soit de plus inutile pour la défense des autres, je dis que cette peine deviendra une pure cruauté. Néanmoins les religions et les philosophies qui admettent, chez Dieu ou chez les hommes, le droit de punir proprement dit, conséquence du prétendu principe d’expiation, conservent ce genre de peines absolument inutiles et pour le coupable et pour les autres êtres, comme une prétendue satisfaction donnée au bien ou à Dieu. En réalité, rien de plus immoral que la conception de ce mal pur, absolu, surérogatoire, dont ne résulte aucun bien. Dieu même n’aurait pas le droit d’infliger un tel mal. En effet, de deux choses l’une : ou le mal moral est un mal par lui-même, et alors il est inutile d’y ajouter une peine extérieure non motivée par une légitime défense ; ou le mal moral n’est pas un mal par lui-même, mais seulement par la pure volonté de Dieu, sit pro ratione voluntas, et alors la peine extérieure ne serait qu’un nouvel acte de despotisme ajouté à une loi déjà despotique.

Beaucoup de philosophes et de jurisconsultes qui se disent « libres penseurs » et se croient délivrés du préjugé théologique, le conservent pourtant sans s’en apercevoir sous ce nom du droit de punir. Qu’est-ce, encore une fois, qu’une peine qui, par hypothèse, ne se ramènerait ni à un moyen de défense et de répression sociale, ni à un moyen d’amendement final pour l’être pervers ? Qu’on y réfléchisse, ce ne serait autre chose qu’un enfer plus ou moins passager, et ne différant de l’autre que par la durée ; car ce qui constitue essentiellement l’enfer, c’est la peine sans profit, le mal rendu pour le mal et non en vue d’un bien. Certaine métaphysique n’est donc au fond qu’une théologie plus ou moins réduite en abstractions, mais identique d’esprit à la théologie païenne et à la théologie chrétienne. Voltaire lui-même, qui se croyait bien éloigné des religions, en admettant son « Dieu rémunérateur et vengeur, » admettait en réalité l’article fondamental de toute religion. Un philosophe autrement profond, Kant, a gâté par la même conception toute sa philosophie. Sa théorie du droit de punir s’en ressent ; il la fonde non sur l’utilité de la peine pour le coupable ou pour les autres, mais sur une prétendue justice absolue dont l’expression pratique la plus exacte lui paraît le talion. La pénalité légale n’est à ses yeux qu’un talion légal. De là sa doctrine implacable sur la peine de mort : « L’égalité entre la punition et le crime, exigée par le droit strict du talion, n’est possible ici qu’au moyen d’une sentence de mort. » On sait jusqu’à quelle conséquence Kant a poussé sa théorie : « Si la société civile, dit-il, se dissolvait du consentement de tous ses membres ; si, par exemple, un peuple habitant