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dées de jour et remplies chacune par un métier Jacquard à tisser la soie, tendant comme un store actif ses hauts montans, ses mailles entrecroisées sur la lumière et la perspective du dehors, un fouillis de toits, de maisons en escalade, toutes les fenêtres également garnies de métiers où travaillaient assis deux hommes en bras de chemise, alternant leurs gestes sur la trame, comme des pianistes devant un morceau à quatre mains. » Sans doute Noël et Chapsal ici ne trouveraient rien de louable. Ajoutez, si vous le voulez, que ce paysage industriel n’a vraiment ici que faire et que nous serons transportés tout à l’heure, pour toute la durée du roman, bien loin des métiers Jacquard à tisser la soie, — mais le paysage est peint, et ce qu’Elysée Méraut voyait dans son enfance, nous le voyons avec lui. Un philosophe assistait à la première de je ne sais plus quelle pièce, et il applaudissait : « Comment ! lui dit son voisin, est-ce que vous trouvez cela écrit ? — Eh ! f… non ! repart Diderot, car c’était lui, cela n’est pas écrit, mais cela est parlé, » Disons à notre tour des romans de M. Daudet, de ses portraits et de ses tableaux : Si cela n’est pas écrit, cela est peint et cela est vivant.

Je me représente M. Daudet à l’œuvre. Il tient la plume, et ses yeux ne sont pas fixés sur son papier : c’est qu’il suit à travers l’espace un fantôme encore indécis, un paysage encore flottant ; ni les contours du portrait, ni les lignes du tableau ne sont encore bien nettes ; les voilà cependant qui commencent à se dessiner, évoqués pour ainsi dire de l’ombre qui les enveloppait par la persistance impérieuse et douce à la fois du regard qui les fixe ; un premier contour s’est dégagé nettement et, d’un geste nerveux, presque involontaire, fugitif comme l’apparition elle-même, M. Daudet l’a noté ; les traits se compliquent les uns les autres, s’entre-croisent et se brouillent même : M. Daudet continue toujours, et telle est la sûreté de l’œil et de la main, ou plutôt la correspondance exacte de leurs sensations, l’action continue des objets extérieurs sur l’œil et de l’impression de l’œil sur le mouvement de la main, que de cet entre-croisement et de ce fouillis, une dernière ligne, un dernier mot, tout à coup, fait surgir l’ensemble vivant. C’est ici le don de M. Daudet, celui sans lequel tous les autres seraient en pure perte, le don de l’illusion et de la vie. Et c’est pourquoi nous ne craignons pas de multiplier les réserves : « Loin que ce soit parler avec équivoque… disait un grand maître, c’est au contraire un effet de la netteté de définir si clairement ce qui est certain, qu’on n’enveloppé point dans la décision ce qui est douteux ». Ce qui est douteux, c’est que les Rois en exil satisfassent aux conditions d’un genre déterminé ; ce qui est certain, c’est que nous sommes en présence d’une œuvre qui, de quelque nom qu’on l’appelle, est d’une originalité rare. Ce qui est douteux, c’est que M. Daudet soit un romancier dans le sens ordinaire du mot ; ce qui est certain, c’est qu’il est un artiste et c’est qu’il est un poète. Et c’est ce