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paupières de blonde, avec les veilles, les angoisses, les inquiétudes, — ces meurtrissures que les femmes croient garder au plus profond de leur être et qui remontent à la surface comme les moindres agitations de l’eau la sillonnent de plis visibles. » Ces quelques lignes sont le premier crayon de la reine Frédérique. Lisez attentivement le volume : à mesure que les évènemens se presseront, chacun d’eux viendra mettre un accent nouveau dans cette physionomie, et M. Daudet le notera.

Nous voyons maintenant où M. Daudet a voulu mettre le véritable intérêt de son œuvre. On s’explique l’apparent décousu de l’intrigue et les lenteurs de l’action. Nous savons comment et pourquoi le roman proprement dit s’achève brusquement au moment même qu’on s’attendait à le voir commencer. Le Nabab avait déjà produit cet effet, et les Rois en exil, eux aussi, le produisent. C’est que l’auteur ne s’intéresse à ses personnages qu’autant qu’il est curieux de les connaître lui-même et de les connaître tout entiers. Il ne les crée pas, à vrai dire, il les a rencontrés, et, les ayant rencontrés, il lui a paru qu’ils étaient dignes de son observation et de son pinceau. A-t-il réussi à vous les faire connaître comme il les connaît lui-même, le but est atteint et l’œuvre est achevée. Mais il y faut une condition : et c’est justement que vous lui fassiez crédit de cet intérêt de curiosité que vous êtes habitués à chercher dans le roman.

Ajoutons un dernier trait : ce peintre est né poète et ne l’a jamais oublié. « Tant il est vrai, dit-il lui-même quelque part, que tout est dans nous et que le monde extérieur se transforme et se colore aux mille nuances de nos passions, » Loin donc d’affecter cette impassibilité dédaigneuse qu’affectent pour leurs personnages quelques-uns de nos romanciers contemporains, l’auteur de Madame Bovary, par exemple, en vérité comme s’ils craignaient de paraître dupes de leur propre imagination, M. Daudet vit et souffre avec eux. Assurément, il y a peu de personnages dans ce roman des Rois en exil qui retiennent les sympathies du lecteur ; il n’y en a presque pas un qui soit exempt de quelque faiblesse ou de quelque défaut qui le tourne en ridicule. J’avouerai même que je ne conçois pas comment, à deux ou trois reprises, M. Daudet semble avoir pris plaisir à rabaisser cette reine, qui devrait être la figure héroïque du roman. Pourquoi, par exemple, quand on vient lui apprendre que le roi va signer l’acte fatal de renonciation, et qu’elle en tressaille d’une généreuse colère, ajouter cette phrase au moins inutile : « La violence du mouvement ébranla les masses phosphorescentes de sa chevelure, et, pour les rattacher, d’un tour de main elle eut un geste tragique et libre qui fit glisser sa manche jusqu’au coude. » Vous avez beau mettre « tragique, » ce geste m’a montré la femme dans la reine, et ce n’était pas le moment de m’en faire souvenir. Pourquoi encore, dans la scène suivante, largement dessinée, qui pouvait être si belle,