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on causa de choses et d’autres, puis on rentra au salon de belle humeur et déjà se connaissant mieux. M. Vaucorbeil a la musique innée ; que, dans la position qu’il occupe aujourd’hui, cette qualité soit ou non un avantage, il n’en est pas moins vrai qu’elle existe chez lui et prédomine. Mettez-le devant un piano ; s’il est fermé, il l’ouvrira, et s’il est ouvert, il s’y assoira. Le piano de Verdi était ouvert ; il parcourut des yeux un manuscrit égaré sur le pupitre et ses doigts instinctivement traduisirent la paraphrase du Pater écrite par un certain Dante, Dantem quemdam, au XIVe siècle, en prévision d’un certain musicien du XIXe, auteur de la Messe pour Manzoni. Tout le monde écoutait en silence, Verdi, songeant, s’était peu à peu rapproché : l’art exerçait sa magie, et M. Vaucorbeil, sans y penser, gagnait la cause du directeur de l’Opéra. Peut-être bien est-ce m’avancer trop que de dire qu’il n’y pensait pas, mais ce ne sont point là mes affaires. Où la parole s’arrête, la musique commence ; les directeurs qui parlent et qui écrivent n’avaient rien obtenu : arrivé un directeur qui chante, on cède au charme. Le lendemain, quand on se retrouva, la nuit avait porté conseil. Verdi, rentrant de sa tournée matinale, du plus loin qu’il aperçut son hôte, vint à lui, le cœur ouvert, la main tendue, s’en remettant entièrement à ses bons soins, le laissant libre du choix des artistes, du règlement de la mise en scène, des mesures à prendre pour améliorer les conditions acoustiques, et s’engageant, si les choses marchaient au gré du directeur de l’Opéra, à venir à Paris diriger les trois premières représentations. Bien plus, même sur la question d’un ouvrage nouveau, on ne se montrait pas inabordable, et désormais la difficulté de trouver un poème restait seule debout : « Rappelez-vous que je suis un homme de théâtre et que j’ai besoin d’être entraîné par mon sujet. Il me faut à moi des caractères et des situations ; hors de cela, point de salut ! »

Les maîtres de ce tempérament savent pourtant à qui s’adresser ; en désespoir de cause, ils vont à Shakspeare et l’abordent de plusieurs manières, selon l’âge et l’expérience qu’ils ont. De vingt à vingt-cinq ans, on prend Othello, on prend Macbeth par les côtés ; plus tard seulement, avec la maturité du talent, viennent les vues d’ensemble, et l’on regrette de ne pas avoir pénétré plus à fond. « Quel chef-d’œuvre, disions-nous un jour à Rossini, vous auriez fait, vous, avec Roméo et Juliette ! — Oui, peut-être, nous répondit-il sans hésiter, mais seulement après Guillaume Tell ; car, avant cette période, je n’y aurais vu que ce que les autres y voient encore : une partition à trois duos d’amour. » Verdi en est aujourd’hui à sa période d’après Guillaume Tell, et je ne m’étonnerais pas de le voir, une fois pour toutes, planter là ces paperasses dont nos librettistes patentés ou non encombrent ses cartons et revenir de lui-même au grand réservoir. Ainsi, pour le moment, Othello le tenterait assez, n’était l’idée du troisième acte de Rossini : la complainte du