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demanda le tzar, si Napoléon, de son côté, accepte la médiation ? — S’il la décline, répondis-je, l’armistice cessera de plein droit, et vous nous trouverez dans les rangs de vos alliés ; s’il l’accepte, la négociation nous montrera, à n’en pouvoir douter, que Napoléon ne veut être ni sage ni juste, et le résultat sera le même. En tout cas, nous aurons ainsi gagné le temps nécessaire pour pouvoir établir notre armée dans des positions où nous n’aurons plus à craindre une attaque contre un seul d’entre nous, et d’où nous pourrons, de notre côté, prendre l’offensive.

Ce premier entretien dura plus de deux heures, et nous nous séparâmes sans avoir rien conclu. Cependant bientôt après j’eus la preuve que le tzar ne fermait plus tout à fait les yeux à la lumière, bien que sa vieille défiance persistât toujours. Le lendemain, je réussis à le gagner entièrement à nos projets. Je lui proposai d’envoyer un officier intelligent au quartier-général du prince de Schwarzenberg, qui désormais ne ferait plus qu’un avec celui de l’empereur François. Cet officier devait avoir pour mission de constater l’état et les positions des armées alliées et de nous communiquer le résultat de ses observations. Il n’en devait pas moins entendre notre général en chef et arrêter avec lui le plan des opérations suivant l’alternative dont j’ai parlé ci-dessus.

L’empereur Alexandre me parut très satisfait de cette proposition ; il y voyait un gage de notre sincérité. Le bon esprit dont le comte de Nesselrode ne cessait de donner des preuves dans la direction de son département, et l’appui que lui prêtaient le prince Wolkonski, chef d’état-major général du tzar, et le maréchal du palais comte de Tolstoy, lui permirent d’arriver plus facilement à son but. À cette époque, Tolstoy possédait encore l’oreille de son maître et parlait avec une liberté qui le fit plus tard tomber en disgrâce. Le 20 juin, je me séparai de l’empereur Alexandre, le laissant satisfait de nos vues et parfaitement tranquille sur l’avenir.

Je retournai directement à Gitschin, où je trouvai une invitation très pressante du duc de Bassano à me rendre à Dresde. Napoléon avait eu vent de mon entrevue avec l’empereur de Russie, et à partir de ce moment il voulait aussi se ménager un entretien avec moi. Cette démarche, que j’avais prévue, me prouva que Napoléon ne se sentait pas assez fort pour rompre ouvertement avec nous. Je demandai à l’empereur mon maître l’autorisation de me rendre à l’appel de Bassano, et sans tarder, j’informai de ce fait les cabinets de Russie et de Prusse réunis à Reichenbach, en Silésie. Je prévoyais beaucoup de découragement de leur part. Dans la plus forte position qu’un ministre ait jamais occupée, je Songeais uniquement à convaincre les deux cabinets que désormais le salut de l’Europe ne dépendrait que de la ligne de conduite que suivrait l’Autriche.