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le défi. Mais je puis-vous assurer, continua-t-il avec un rire forcé, qu’au mois d’octobre prochain nous nous verrons à Vienne. Alors on verra ce que seront devenus vos bons amis les Russes et les Prussiens. Comptez-vous sur l’Allemagne ? Voyez ce qu’elle a fait en 1809. Pour tenir en bride les populations allemandes, mes soldats me suffisent, et quant à la fidélité des princes, la peur qu’ils ont de vous m’en répond. Si vous vous déclarez neutres et si vous observez votre neutralité ; alors je consentirai à négocier à Prague. Voulez-vous une neutralité armée ? Soit ! Mettez trois cent nulle hommes en Bohême, et que l’empereur me donne sa parole qu’il ne me fera pas la guerre avant la fin des négociations, cela me suffira.

« — L’empereur, répondis-je, a offert aux puissances sa médiation, non la neutralité. La Russie et la Prusse ont accepté sa médiation ; c’est à vous de vous prononcer aujourd’hui même. Ou bien vous accepterez la proposition que je viens de vous faire, et nous fixerons un temps pour la durée dés négociations ; ou bien vous la refuserez, et l’empereur mon maître se considérera comme libre dans ses résolutions et dans son attitude. La situation nous presse, il faut que l’armée vive ; dans quelques jours, il y aura deux cent cinquante mille hommes en Bohême ; ils pourront y rester cantonnés pendant quelques semaines, mais non pendant des mois entiers. »

À ce moment, Napoléon m’interrompit une seconde fois pour s’engager dans une longue digression sur la force possible de notre année. D’après ses calculs, nous pourrions tout au plus mettre en ligne soixante-quinze mille hommes en Bohême. Il se fondait sur le chiffre normal de la population de l’empire, sur l’évaluation des pertes en hommes que nous avions faites dans les dernières guerres, sur notre système de conscription, etc. Je me montrai très étonné de l’inexactitude de ses renseignemens et lui dis qu’il lui aurait été cependant bien facile de se procurer des données plus exactes et plus sûres. « Je m’engage, lui déclarai-je, à vous dresser la liste complète de vos bataillons, et votre majesté serait moins bien renseignée sur la force de l’armée autrichienne ?

« — Je suis bien informé, répliqua Napoléon ; j’ai des rapports très circonstanciés sur l’état de vos forces, et je suis sûr de ne pas me tromper sur le chiffre de votre effectif. M. de Narbonne, ajouta-t-il, a mis en campagne une masse d’espions, et ses informations s’étendent jusqu’aux tambours de votre armée ; mon quartier-général en a fait autant ; mais je connais mieux que personne la valeur qu’on peut attacher à dès renseignemens de cette espèce. Mes calculs s’appuient sur des données mathématiques, voilà pourquoi ils sont sûrs ; en un de compte, on n’a jamais plus qu’on ne peut avoir[1]. »

  1. Un détail curieux, que plus d’un fait a confirmé, ce sont les nombreuses illusions que Napoléon s’est faites depuis l’ouverture de la campagne de l’année précédente sur tout ce qui avait rapport à l’importance des forces de ses adversaires.