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non de belles tirades rimées. La prose est l’expression nécessaire de la tragédie bourgeoise.

A plus forte raison doit-elle s’employer dans la comédie. Mais il faut ici d’autres réformes pour étendre la sphère de nos plaisirs. Diderot nous propose, « comme une branche nouvelle du genre dramatique, » la comédie sérieuse. Cet accouplement de mots n’est pas rassurant. Ce comique sérieux est un comique qui ne fait pas rire et dès lorsque peut-il bien avoir de comique ? Il n’est plus que sérieux. Voyons comment Diderot l’entend. Avec Molière, la comédie de caractère est épuisée. Il n’y a, dans la nature humaine, qu’une douzaine, tout au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits. Ceux qui sont tout en nuances ne peuvent pas être maniés aussi heureusement. Il en résulte qu’il faut substituer sur la scène la condition au caractère. Dorénavant c’est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui doivent devenir l’objet principal. Sans doute, il y a bien des financiers déjà dans nos comédies ; mais le financier n’est pas fait. Il y a des pères de famille, mais le père de famille n’est pas fait. Toute une carrière s’ouvre ainsi au génie de nos auteurs : on pourra jouer l’homme de lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l’avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l’intendant. « Ajoutez à cela toutes les relations : le père de famille, l’époux, la sœur, les frères. Le père de famille ! quel sujet, dans un siècle tel que le nôtre, où il ne paraît pas qu’on ait la moindre idée de ce que c’est qu’un père de famille ! .. Songez qu’il se forme tous les jours des conditions nouvelles. Songez que rien peut-être ne nous est moins connu que les conditions et ne doit nous intéresser davantage. Nous avons chacun notre état dans la société ; mais nous avons affaire à des hommes de tous les états. Les conditions l combien de détails importans, d’actions publiques et domestiques, de vérités inconnues, de situations nouvelles à tirer de ce fonds ! Et les conditions n’ont-elles pas entre elles les mêmes contrastes que les caractères ? Et le poète ne pourra-t-il pas les opposer ? »

La morale de la comédie est du même coup changée. C’est du caractère qu’on tirait toute l’intrigue. On cherchait les circonstances qui le faisaient ressortir et l’on enchaînait ces circonstances. On amenait des contrastes qui faisaient rire. On riait des vices et des ridicules des hommes, mais le rire était inutile et la leçon perdue. Pour peu que le caractère fût chargé, un spectateur pouvait ne pas se reconnaître et se dire à lui-même : Ce n’est pas moi. Il n’en est pas de même pour la condition. « L’homme ne peut se cacher que l’état qu’on joue devant lui ne soit le sien ; il faut absolument qu’il s’applique ce qu’il entend. » Voilà le grand avantage de la