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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/597

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faire, au nombre de quarante, dans un intervalle de plus de cent quarante ans. »

Voilà le côté excessif, vantard, déclamatoire de Diderot, et aussi l’exagération de l’homme sensible, qui l’est sans doute, mais qui veut le paraître encore davantage, forçant sa reconnaissance, forçant ses expressions, ses attitudes, celles de sa femme, de son enfant, éperdu, larmoyant, sanglotant d’émotion, défaillant presque. Et, comme trait de psychologie, mettons en regard de ces deux lettres, destinées à passer sous les yeux de l’impératrice, celle-ci qu’il écrit d’un ton plus calme, presque maussade, à la même date, à sa confidente, Mlle Volland : « N’admirez-vous pas combien nous jugeons mal les choses, et combien de fois nous sommes trompés dans les avantages que nous leur attachons ? J’ai vu ma fortune doublée presque en un moment ; j’ai vu la dot de ma fille toute prête, sans prendre sur un revenu assez modique ; j’ai vu l’aisance et le repos de ma vie assurés, je m’en suis réjoui, vous vous en êtes réjouie avec moi ; eh bien ! jusqu’à présent, qu’est-ce que cela m’a rendu ? qu’est-ce qu’il y a eu de réel dans tout cela ? » Et voilà notre enthousiaste de tout à l’heure qui se plaint. Le don de l’impératrice l’a ruiné, l’a contraint à un emprunt, cet emprunt a diminué son revenu ; nouvel emprunt ; de virement en virement, à la longue, le fonds menace de se réduire à rien, sans qu’il ait été un moment plus riche et sans qu’il ait rien dissipé. « En vérité, cela est trop plaisant ; mais ce qui ne l’est pas, c’est que, si je ne veux pas être ingrat envers ma bienfaitrice, me voilà presque forcé à un voyage de sept à huit cents lieues ; c’est que, si je ne fais pas ce voyage, je serai mal avec moi-même, mal avec elle peut-être. » Voilà bien l’humeur fantasque des gens qui se gouvernent par la sensibilité, ils n’ont de mesure en rien, et on serait tenté de les accuser d’une certaine duplicité en voyant cette contradiction perpétuelle, l’étalage au dehors de leurs beaux sentimens, en secret la plainte et parfois le mécontentement. Nous pourrions donner bien d’autres preuves significatives de ce double travers chez Diderot, pendant ou après le voyage de Russie. On se tromperait pourtant si l’on accusait trop sévèrement la sincérité de ces natures-là. Ce qu’il faut bien reconnaître, c’est l’exagération en tout, c’est la mobilité excessive de leurs impressions ; c’est une facilité au changement qui met en défiance.

L’impératrice dispensa Diderot de la pyramide dont il la menaçait. Mais, en femme d’esprit, elle le chargea, en attendant, de ses achats de collections et d’œuvres d’art, à Paris ; elle consulta son goût, toutes les fois qu’il s’agit d’une décision importante et délicate, dans cet ordre de questions, comme le choix des artistes,