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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/599

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dans leur patrie chargés de nos précieuses dépouilles[1]. » Diderot n’a pas plus le sentiment patriotique quand il s’agit de la grande Catherine, que ne l’a Voltaire, quand il applaudit au vainqueur de Rosbach : « Les sciences, ajoute-t-il, les arts, le goût, la sagesse, remontent au Nord, et la barbarie avec son cortège descend au Midi. » À qui la faute, Diderot ? Et le Nord, d’où vous vient aujourd’hui la lumière, comme le disait un poète votre ami, et d’où vous vient aussi la fortune, où trouve-t-il ses auxiliaires pour dépouiller la France de ses trésors, sinon parmi des Français ? Trop de zèle, en vérité, pour le service de la Sémiramis du Nord.

La visite à l’impératrice, promise depuis longtemps, pouvait être ajournée, elle ne pouvait l’être indéfiniment. Diderot la retarda, il faut le dire, autant qu’il put ; il avait peur de ce long voyage… « Oui, sans doute, écrit-il en réponse aux instances de Falconet, qui lui rappelle sa promesse, oui, il faut avoir vu une pareille femme une fois en sa vie, et je la verrai. Mais j’ai une femme âgée et valétudinaire ; j’ai un enfant qui a du sens et de la raison. Le moment défaire le véritable rôle de père, est-ce celui de s’éloigner ? Mais ce n’est pas là tout… Je vous avouerai, à ma honte, que ces deux motifs, les plus honnêtes et les plus raisonnables, sont peut-être ceux qui m’arrêtent le moins. Ah ! si je pouvais être aussi pauvre amant que je suis pauvre père et pauvre époux !… Que vous dirai-je donc ? Que j’ai une amie, que je lui sacrifierais cent vies, si je les avais… Veux-tu donc, Falconet, que je mette la mort dans le sein de mon amie ? » Et la lettre continue ainsi, éplorée, pathétique, dans ce ton déclamatoire que prend Diderot dès qu’il parle de l’amour et qu’il n’en parle pas gaîment. Ou sensuel ou emphatique, voilà Diderot amant : la note vraie, tendre, profonde, lui manque dans cet ordre de sentimens. Il est toujours trop haut ou trop bas, tragique ou libertin.

Il fallut partir malgré tout. Ce grand événement littéraire eut lieu en 1773. Diderot quitta Paris le 10 mai et attendit à La Haye, chez le prince Galitzin, l’arrivée de M. de Nariskin, qui avait promis de le conduire à Pétersbourg. — C’est à son arrivée en Russie que les relations se brouillèrent entre Falconet et lui ; la réception froide du sculpteur eu fut l’occasion. Diderot en fut tout décontenancé ; il se réfugia dans l’hospitalité de M. de Nariskin. Le charme d’amitié était pour toujours rompu. Cependant Diderot, qui avait de la générosité, patienta, il manifesta sa joie d’être venu si loin pour voir le chef-d’œuvre de son ancien ami, et n’épargna pas ses dithyrambes en faveur de l’artiste et de Mlle Collot, qui allait bientôt

  1. T. XVIII, p. 327.