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travaux auxquels il n’attachait pas son nom. Il travaillait pour des corps de métiers ou bien pour des magistrats ; il composait des discours pour des avocats-généraux, des discours au roi, des remontrances de parlement et diverses autres choses qui, disait-il, étaient payées trois fois plus qu’elles ne valaient. On raconte même que, dans les premiers temps de sa vie littéraire, il faisait des sermons pour des prédicateurs dans l’embarras. De cette sorte d’œuvres, écrites pour quelques louis au courant de la plume, il nous reste la Lettre sur le commerce de la librairie, écrite pour la corporation des libraires, retrouvée en 1861, et qui contient des pages du plus vif intérêt sur la vente des livres à cette époque, les gênes singulières qu’elle subissait, les profits qu’elle pouvait rapporter, la condition des hommes de lettres dans leur rapport avec les éditeurs, la joie du premier argent gagné par un auteur, ses exigences croissantes avec son premier succès, et enfin quelques détails personnels très curieux, comme le passage où Diderot estime à 40,000 écus le bénéfice de ses travaux littéraires jusqu’en 1767. On aime à croire que ce genre de besogne inférieure se ralentit après qu’il lui fut tombé une petite fortune du ciel du Nord, et que ses dernières années du moins furent protégées contre des tentations subalternes où son talent courait risqué de s’avilir. Mais, d’après la simple énumération des travaux qui remplissaient cette vie, comment s’étonner que le temps manquât à l’écrivain, la réflexion à sa pensée, le soin à son style ? On est surpris que tant de qualités aient pu survivre à une pareille dissipation de forces.

Sa nature d’esprit s’opposait aussi bien que sa méthode de travail à ce qu’il devînt un véritable écrivain. Il écrit comme il cause, avec la même verve et le même feu, les mêmes négligences et le même décousu. À vrai dire, il parlait plutôt qu’il ne causait. Il dissertait, il s’animait au bruit de sa parole, au mouvement de ses idées, il s’abandonnait au hasard de ses impressions, se mettant en scène, écoutant à peine. C’était un orateur sans tribune, dans son cabinet, à table, plutôt qu’un causeur. « Cet homme-là, disait Voltaire, est fait pour le monologue. » Le baron d’Holbach s’en accommodait à merveille, lui donnant de temps en temps la réplique par ses anecdotes et ravivant son entretien par des saillies qui devenaient pour Diderot autant d’occasions nouvelles de s’élancer plus loin ou ailleurs. Mais Mme Geoffrin le redoutait et l’écartait de ses dîners fameux du mercredi. Elle craignait, nous dit-on, sa pétulance, la hardiesse de ses opinions, soutenue, quand il était monté, par une éloquence fougueuse et intempérante. À ces dîners éclectiques, où se réunissaient les étrangers de distinction et tout ce que la ville et la cour avaient de plus instruit et de plus poli, gens