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à Horace. Cela continue d’un train fou. Beaucoup de monde entre dans l’appartement. Le bruit des chaises qu’on avance et qu’on recule le fait sortir de son enthousiasme et de son monologue. Il me distingue au milieu de la compagnie et il vient à moi comme à quelqu’un que l’on retrouve après l’avoir vu autrefois avec plaisir. Il se souvient encore que nous avons dit ensemble des choses très intéressantes sur les lois, sur les drames et sur l’histoire ; il a connu qu’il y avait beaucoup à gagner dans ma conversation. Il m’engage à cultiver une liaison dont il a senti tout le prix. En nous séparant, il me donne deux baisers sur le front et arrache sa main de la mienne avec une douleur véritable. »

Diderot fut le premier à rire de sa caricature ; mais est-ce bien une caricature ? Lui-même, dans un très piquant morceau inédit, nous livre le secret des tentations multiples qui viennent l’assaillir et disperser son esprit quand il veut composer, quand il a pris une feuille de papier blanc et qu’il a écrit en tête le sujet qu’il veut traiter : de la Diversité des jugemens, par exemple. Oui, c’est bien cela dont il veut parler… Mais quoi ! plus on médite un sujet, plus il s’étend ; on finit par trouver que c’est l’histoire de tout ce qu’on a dans la tête et de tout ce qui y manque. Il part tant de branches de tous les côtés, et ces branches vont s’entrelacer à tant d’autres, qui appartiennent à des sciences et à des arts divers, qu’il semble que pour parler pertinemment d’une aiguille, il faudrait posséder la science universelle. Qu’est-ce qu’une bonne aiguille ? Dieu seul le sait. — Tel aussi ce sujet de la diversité de nos jugemens. S’il en est un qui n’ait ni rive ni fond, pour celui qui ne veut rien laisser en arrière, c’est bien celui-là. — Ce n’est rien moins que l’histoire du monde et de la tête de l’homme. — Et encore faudrait-il prendre l’homme avant sa naissance. Car qui ne sait combien d’influences il a subies avant que de naître ! — L’enfant éprouve toutes les sensations de la mère. C’est donc l’histoire de la mère qu’il faut raconter. Et nous voilà à l’infini ; en cela, comme en tout le reste, on ne peut pas plus finir qu’on n’a pu commencer.

Ce morceau charmant est la confession de l’écrivain. C’est qu’en effet, sauf pour l’Encyclopédie, où il était tenu en haleine par la diversité des sujets qu’il mêlait dans son travail comme il les mêlait dans sa conversation, mais qui se débrouillaient d’eux-mêmes sous la contrainte d’un cadre déterminé et de l’heure fixe, il n’a jamais pu mener une œuvre jusqu’au bout. On ne sait point au juste, pour ses écrits les plus célèbres, pourquoi ils commencent de telle ou telle façon, pourquoi ils finissent, de même qu’on ne sait presque jamais, dans la conversation la plus brillante et la plus animée, à quel point précis elle a commencé, à quel point elle peut