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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/621

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l’alliance russe, on se dit qu’elle ne peut poursuivre qu’un but purement politique. Immédiatement toute l’Europe se met à réfléchir et se demande ce qui peut motiver cette attitude ; l’Angleterre, naturellement, est la première à prendre l’alarme, et les autres nations ne tardent pas à partager ses inquiétudes. La reine et moi personnellement, nous sommes convaincus que votre majesté n’a aucune intention de ce genre, et en ce qui nous concerne, les assurances nouvelles que votre majesté a bien voulu nous donner à cet égard dans sa dernière lettre étaient superflues. Seulement je me suis cru obligé de vous expliquer l’état d’esprit de l’opinion publique et de la presse anglaise, dont la susceptibilité sur cette question a son origine dans l’idée qui est le fondement de notre alliance.

Votre Majesté trouvera dans le grand duc Constantin un homme extrêmement agréable. Il y a plusieurs années que je ne l’ai vu ; mais je l’ai dès lors considéré comme un homme habile, intelligent, profondément instruit, plein de zèle et d’ardeur dans tout ce qu’il entreprend. Toutefois ce qui m’a laissé la plus vive impression, c’est son caractère exclusivement et absolument russe. Pour lui, la sainte Russie, ses croyances, ses préjugés, ses erreurs et ses fautes, sa religion à demi païenne, ses populations presque barbares, sont des objets dignes de la plus profonde vénération. Il les adore avec une foi aveugle et ardente. En un mot, dans toutes les conversations que j’ai eues avec lui, il m’a paru si profondément oriental dans toutes ses vues et dans toutes ses aspirations, que je me demande comment il pourrait comprendre les idées et les sentimens de l’Occident, et surtout les apprécier et les aimer. Je serais curieux de savoir s’il est resté tel que je l’ai vu, et de connaître l’impression qu’il produira sur votre majesté.


Cette lettre, avant d’être expédiée, avait été communiquée à lord Palmerston et à lord Clarendon, qui l’avaient trouvée « de tous points excellente. » C’est, en effet, un des plus habiles plaidoyers qu’on ait écrits en faveur de l’alliance anglo-française. Elle fit impression sur l’esprit de Napoléon III. M. de Persigny, grand partisan, comme on sait, de l’alliance anglaise, était alors notre ambassadeur à Londres. Il suggéra à son souverain, comme un bon moyen de raffermir l’entente cordiale, l’idée d’une visite à la reine Victoria. Lord Palmerston et lord Clarendon accueillirent d’assez mauvaise grâce une proposition qu’ils ne pouvaient évidemment pas décliner, mais dont ils ne se promettaient pas merveilles. Il fut convenu que l’empereur et l’impératrice des Français iraient passer quelques jours à Osborne, dans l’île de Wight, où ils pourraient voir la reine Victoria et le prince Albert tout à fait dans l’intimité.

La visite réussit-elle ? Oui et non, comme on le verra tout à l’heure. Pour le moment elle eut certainement de bons effets. Elle