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« — Je suis de votre avis : ce que veut la Russie, c’est tout simplement le démembrement de l’empire ottoman, c’est la constitution en Orient d’un certain nombre de petits états qui formeront comme une sorte de confédération germanique, qu’elle gouvernera à son gré, sans dépense et sans responsabilité… »

L’empereur aborda ensuite un sujet qui lui tenait fort à cœur et qu’il aurait désiré voir traiter par le congrès de Paris, mais qu’il n’avait pas cru devoir lui soumettre, à raison des difficultés et des dangers de cette question : je veux parler de la révision des traités de 1815. Ces traités, disait-il, étaient mal faits ; ils avaient été fréquemment violés, et ils rappelaient d’une manière fâcheuse la coalition des puissances européennes contre la France.

Je lui représentais dans les termes les plus pressans le danger de toucher à cette question. Les traités de 1815 pouvaient être mal faits, mais ils n’étaient pas inspirés par une hostilité préconçue contre la France. Ils avaient été le résultat d’une guerre qui avait duré vingt-cinq ans, et ils étaient devenus la base sur laquelle la paix générale s’était maintenue pendant quarante ans. Ils n’avaient pas atteint uniquement la France ; ils avaient réglé les intérêts de tous les pays. Ils avaient fait disparaître certains états ; d’autres avaient été démembrés, diminués, remaniés. Si une puissance réclamait la révision, les autres avaient le droit d’en faire autant. Il pourrait résulter de là un réveil de toutes les mauvaises passions, une guerre sanglante et générale, dont personne ne verrait la fin, et dont les conséquences seraient peut-être bien différentes de celles que chacun attendait. Je le suppliai d’ouvrir le grand livre de l’histoire et de le consulter. Je ne connaissais, quant à moi, qu’une seule grande guerre dont le résultat eût été exactement celui qu’on avait poursuivi au début : c’était celle que nous venions de faire en commun pour défendre l’intégrité de l’empire ottoman. Mais quand, par exemple, le duc de Brunswick lançait sa fameuse proclamation lors de l’entrée des armées alliées en France pour porter secours au malheureux Louis XVI, qui aurait pu deviner que tout cela finirait par le congrès de Vienne ? et qui aurait pu prévoir les épouvantables catastrophes qui ont rempli l’espace intermédiaire ?

L’empereur me répondit que, si telles devaient être les conséquences de son idée, il serait le premier à l’abandonner, mais qu’il croyait possible d’introduire certaines améliorations dans l’état de l’Europe sans amener de pareils bouleversemens. Il ne voulait rien faire qui pût troubler l’Europe : il désirait s’entendre avec le gouvernement anglais sur toutes les éventualités, de telle sorte que, quoi qu’il arrivât, les deux pays ne se trouvassent ni surpris, ni exposés à un désaccord.

Je répliquai que les traités de 1815, bien qu’étant restés la base sur laquelle reposaient le droit international et l’état légal de l’Europe, n’en avaient pas moins subi, sur des points spéciaux, les modifications que