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sache rien. » Le comte de Broglie, alors absent de Paris, n’en sut rien non plus. Quel triomphe pour un esprit aussi amoureux de complications et de mystère que celui de Louis XV ! « Ayant, dit M. le duc de Broglie, une affaire moitié diplomatique, moitié militaire à conduire, il avait réussi à en cacher une partie au ministre de la guerre, l’autre au ministre des affaires étrangères, le tout enfin au confident attitré et ordinaire de sa politique secrète. Trois mystères menés de front, sans rapport l’un avec l’autre, c’était le couronnement du système et le chef-d’œuvre du genre. »

Il arriva seulement que le secret bien gardé par les confidens personnels de Louis XV à l’égard les uns des autres ne le fut pas au même degré par les agens subalternes. Le comte de Broglie et M. de Monteynard, avec l’autorisation du roi, employaient à l’insu l’un de l’autre Favier et Dumouriez. Or Favier, diplomate en disponibilité, estimé pour son talent, mais de mœurs décriées, et Dumouriez, qui se sentait fait pour le commandement, mais qui n’avait encore trouvé aucune occasion digne de lui, vivaient ensemble depuis longtemps sur le pied d’une étroite amitié. Tous deux crurent avoir enfin fixé la fortune lorsqu’ils apprirent qu’ils étaient presque en même temps l’objet de la confiance royale. Favier venait de terminer pour le comte de Broglie et par conséquent pour le roi ses Considérations raisonnées sur l’état de l’Europe, vaste et remarquable travail qui devint le manuel des diplomates de la révolution, au moment où Dumouriez recevait de la bouche même du roi l’ordre formel de se rendre à Hambourg.

Il n’en fallait pas davantage pour échauffer ces imaginations ardentes et ambitieuses. Les deux amis conçurent aussitôt un plan de politique intérieure et extérieure dont ils préparèrent l’exécution. Il ne s’agissait de rien moins que de renverser le duc d’Aiguillon, de rapprocher le comte de Broglie de M. de Monteynard et des Soubise pour constituer un nouveau ministère et de répudier au dehors l’alliance de l’Autriche pour revenir aux anciennes traditions de la politique française, antérieures à la guerre de sept ans, et particulièrement aux relations d’amitié avec la Prusse, idée favorite de Favier, principe essentiel qu’il considérait comme la base fondamentale de notre politique étrangère. Suivant les inspirations de son ami, Dumouriez partit pour Hambourg, fort refroidi au sujet de la Suède, mais muni d’une lettre adressée par Favier au prince Henri de Prusse, décidé à pousser jusqu’à Berlin et à voir au besoin le prince héréditaire de Brunswick, dont il avait été le prisonnier à Clostercamp.

Il n’eut pas le temps d’aller si loin. A Bruxelles, où il séjourna d’abord, puis à Hambourg, l’intempérance de son langage et la liberté de sa correspondance attirèrent sur lui l’attention. Le duc