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était pourtant un mince succès, ni le rôle de dupes qu’ils avaient joué dans la circonstance, quoiqu’ils en fussent surtout redevables à leur imprévoyance. Ils reçurent, à la vérité, une belle compensation. L’empereur signa le traité de commerce qu’il leur avait promis depuis leur rentrée aux affaires. Si grand que fût cependant pour l’Angleterre le bénéfice de ce traité, il ne fit pas oublier aux deux ministres leur déconvenue personnelle. Le prince Albert, moins dépité parce qu’il avait eu moins d’illusions, n’en était pas pour cela mieux disposé à renouer des liens intimes avec l’empereur des Français. « L’Angleterre, disait un jour lord Salisbury, a toujours besoin de causer avec quelqu’un sur le continent. Pendant plusieurs années, elle a causé amicalement avec la France ; maintenant, c’est avec la Prusse. Le prince Albert a deviné, avec une prescience singulière, l’avenir de cette puissance. Elle peut, elle doit devenir une barrière tout à la fois contre l’empire des Napoléons et contre l’empire des tzars ; mais pour cela il faut qu’elle se place à la tête de l’Allemagne et qu’elle se réconcilie avec l’Autriche. Il a entrevu cette politique dès le début de la question italienne ; aujourd’hui elle lui apparaît dans toute sa netteté et il n’hésite pas à la recommander. Au mois de septembre 1859, il écrit au duc de Saxe-Cobourg, son frère : « Il faut faire comprendre à l’Autriche qu’une Allemagne unie sous la direction de la Prusse est la seule défense qu’elle puisse trouver contre ses deux adversaires, la France et la Russie. » Voilà le conseil qu’il adresse à l’Autriche. Voici maintenant celui qu’il donne à la Prusse, dans une lettre adressée à sa fille et destinée certainement à être communiquée au prince régent : « Je suis pour l’hégémonie de la Prusse. Pour moi, l’Allemagne vient en première ligne ; la Prusse, en tant que Prusse, n’est qu’au second plan. La Prusse doit se placer résolument à la tête de l’Allemagne… Elle doit se conduire avec magnanimité, se considérer comme chargée des intérêts de la nation allemande… La Sardaigne lui a donné l’exemple. Ce petit état a pris pour cri de ralliement le mot : Italie. C’est pour l’Italie, et non pour lui-même, qu’il s’est lancé dans trois guerres périlleuses. C’est pour l’unité de l’Italie et pour sa grandeur que les autres petits états votent en ce moment leur incorporation au Piémont. »

Arrêtons-nous sur ces lignes significatives. Elles indiquent toute la portée de l’évolution accomplie en moins de trois ans par la politique anglaise. Quelle distance entre le point de départ et le point d’arrivée ! Quel chemin parcouru depuis Osborne jusqu’à Villafranca ! L’entente cordiale avec la France a fait place à l’intimité avec la Prusse. Cette puissance, qu’on laissait à l’écart et qu’on tenait presque en suspicion au lendemain de la guerre d’Orient,