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pas entrer non plus dans la discussion sur le drame anglais (Cymbeline) emprunté à des conteurs italiens, qui eux-mêmes avaient puisé à la source populaire. Ce qui nous intéresse dans la nouvelle de monsieur Jean, c’est avant tout le narrateur plébéien, un petit aveugle pouilleux, qui l’a dictée à M. Vittorio Imbriani. Comme il est bien du peuple et en même temps Florentin ! Quel mélange singulier de candeur et de finesse ! Il va grand train, mais à petits pas sautillans et saccadés. Il ne connaît pas les liaisons, la grande allure oratoire ; souvent il se répète sans avancer, piétine sur place, puis fait de grands bonds à l’endroit même où s’arrêterait volontiers un romancier de profession. Il raconte à l’indicatif présent, c’est plus court et plus simple : ainsi font les négligens et les naïfs, l’auteur qui a écrit la Pucelle de Belleville et celui qui a chanté la Chanson de Roland. Le dialogue est fréquent, rapide et coupé comme ceux d’Alexandre Dumas ; la fable est riche en incidens : quand on la croit finie, elle recommence. Mais ce n’est pas seulement l’art du narrateur qui nous étonne ; il ne sait pas lire : son alphabet commence à l’i et finit à l’a ; c’est encore sa simplicité. N’ayant jamais vu la mer que connaît si bien la Messia, la conteuse sicilienne, il croit que les navires sont des jardins flottans ; il n’y a pour lui que Florence au monde ; Constantinople ne peut être qu’une cité toscane où siège une délégation de police, où les actes se font sur papier timbré. L’Arno y coule comme dans la cité des Médicis, traversé par le Pont-Vieux sur lequel s’alignent les boutiques des orfèvres. Les gens y sont polis comme ceux du Marché-Vieux ; ils ne s’abordent pas sans se saluer, ils ne quittent pas le limonadier sans lui demander licence. Les juges font des civilités à l’homme qu’ils vont condamner à mort. Monsieur Jean, qui vit de ses rentes, dit à M. le charbonnier, son beau-père : Vous aussi, vous êtes mon égal. Il est démocrate par urbanité, ce qui ne semble pas très fréquent de ce côté-ci des Alpes. Les Toscans sont doux, polis, sociables, ils n’aiment pas les voleurs de terre ou de mer. Quand ils en rencontrent dans leurs récits, ils ne les appellent point corsaires ou brigands ; ces noms poétiques sont faits pour séduire les gens d’imagination : Byron, Schiller ou les lazzarones ; les Toscans les appellent brutalement des assassins. Ils les croient incapables de sentir et de pratiquer les arts. A-t-on remarqué comment le Petit François, sur le navire, se justifie auprès du charbonnier qui le prend pour un pirate ? Il lui montre une peinture qu’il a faite et lui dit : « Vous voyez bien que vous n’êtes pas chez des assassins. » Cette logique n’aurait eu aucune prise sur les compatriotes de Salvator Rosa, qui fut un grand peintre et un peu brigand lui-même.

On voit que ces simples récits nous enseignent la psychologie nationale et populaire. A Florence, les petits respectent les grands,